Souffrance et spiritualité

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Exemple

Souffrance et spiritualité

L’humain face à la souffrance : rituels et spiritualités

Introduction

Aborder le thème de la souffrance en regard de l’acte rituel et de la spiritualité implique de poser, au moins succinctement, la redoutable question du mal qui est au cœur de toutes les philosophies et de toutes les religions, mais requiert plus particulièrement, de s’interroger par ailleurs sur les possibilités réelles des spiritualités à apporter une parole qui fasse sens et une aide à ceux qui vivent la souffrance. Les spiritualités sont-elles réellement une aide pour assumer, supporter, surmonter, dépasser la souffrance ? Ou bien est-ce la souffrance qui est un chemin de spiritualité ? Y a-t-il interactivité entre spiritualité et souffrance, et si oui dans quelle mesure ? Comment discerner entre les voies qui offrent assurément aide et soutien, et les voies qui « récupèrent » la souffrance pour exister ou convertir les gens fragilisés ? Quels principes pourraient nous aider à forger un regard critique en matière de spiritualités ? Telles sont les questionnements initiaux qui s’ouvrent à nous au seuil de notre réflexion. Pour essayer de les élucider nous aborderons, dans une première partie, le thème de la souffrance dans la perspective de la question philosophique du mal. Puis nous réfléchirons, dans une seconde partie, au rapport entre spiritualités et souffrance. Ce qui nous conduira, dans un troisième temps, à rechercher les critères ou principes susceptibles de guider le jugement critique concernant les différentes voies que les spiritualités forgent sur la souffrance. Viendra alors le temps de tirer quelques conclusions.

 I. De la souffrance et du mal

a)    Définition

Qu’elle soit physique ou morale, la souffrance a de tout temps suscité un abîme de questionnements inquiets au plus profond de l’être humain. L’homme s’est toujours demandé si sa souffrance avait une origine ? Si elle avait une cause ou plusieurs causes ? Si elle était déterminée ou accidentelle ? Sans compter la redoutable question pour les monothéismes : Comment penser un Dieu créateur fondamentalement bon et amour en regard de ce monde fait de petites et de terribles souffrances ?

Pour avancer sur ces questions, il serait certainement judicieux de commencer par essayer de définir quelque peu ce qu’est la souffrance. Or, là commencent les difficultés. Car, comme le fait remarquer l’historien de la philosophie André Lalande, la douleur (mot qui est pour lui synonyme du terme souffrance) est précisément un type d’affection impossible à définir vraiment[1]. On peut certes, toujours dire que la souffrance ou la douleur, constitue un trouble de la sensibilité physique ou morale, ou dire encore que la souffrance est une expérience affective de désagrément et d’aversion associée à un dommage ou une menace[2]. Mais ces formules sont loin de constituer des définitions suffisantes de ce qu’est réellement la souffrance. La souffrance reste une expérience qui s’éprouve, mais qui ne se réduit cependant à aucun dire suffisant et encore moins exhaustif. Plus elle est intense et abyssale, moins elle est exprimable. Les grandes douleurs restent, nous le savons bien, toujours muettes.

 

b)    La tradition philosophique

La question de la souffrance débouche dès lors sur la question du mal qui renvoie aux précipices de la raison et de la pensée. La tradition philosophique pose avant tout que le mal n’a d’être que parasitaire. Le mal n’a pas d’être en lui-même. Il est le contraire, la distorsion, la destruction ou la perversion d’un bien, voire même l’absence d’un bien qui était dû.

D’aucuns distinguent ensuite entre le mal physique, qui est celui du corps ou du monde physique, et le mal moral, qui est celui de l’esprit humain souffrant ; mais qui peut être aussi issu de la faute et qui se décline alors avec les catégories de mal commis et de mal subi. Cette distinction apporte indéniablement un éclairage. Il est pourtant impossible d’en rester à cette différenciation schématique. La souffrance physique et la souffrance morale se rejoignent et s’additionnent, en effet, toujours en l’homme. En ce sens que l’une entraîne sans cesse l’autre. Le mal physique engendre constamment une réelle souffrance morale, tandis que la souffrance morale produit plusieurs maux et diverses pathologies pour le corps.

Faute de définition plus précise nous nous en tiendrons simplement au fait que le mal, sous toutes ses formes, est finalement ce à quoi l’homme dit « non ! » du meilleur de lui-même.

 

II. Le rapport des spiritualités à la souffrance

Ceci relevé, il est évident que le thème du mal qui a toujours interpellé l’être humain, l’a constamment poussé à rechercher du secours du côté de la spiritualité. Les religions, les sagesses ou les philosophies comportent, dès lors, chacune une doctrine ou une voie pour accepter, expliquer, dépasser ou transcender la souffrance et la réalité du mal sous ses différentes formes. Le recours aux mythes, aux récits et aux rituels fonde et encadre le discours officiel des religions classiques. Tandis que c’est sur les chemins, parfois étroits ou escarpés, de la pensée analytique ou phénoménologique que les philosophies s’engagent. Or, parmi les solutions les plus communes, on retrouve fréquemment, soit la mise en relation du mal ou de la souffrance avec le thème de la faute et de la punition, soit, à l’opposé, une valorisation du mal ou de la souffrance, comme expérience formatrice ou utile en vue d’un bien, voire d’un plus grand bien. Les deux solutions s’allient même parfois au sein des spiritualités, comme ce fut le cas par exemple avec le catholicisme pré-moderne. Notons ici que l’exégèse et la philosophie modernes ayant amené les théologies modernes à la reconnaissance du caractère abyssal du mal, à la reprise critique des explications mythiques qui fondaient naguère les discours officiels et surtout au refus de positiver le scandale du mal, ces théologies (surtout protestantes), se sont incontestablement démarquées du catholicisme pré-moderne.

Bref, qu’elles soient laïques (agnostiques ou athées) ou religieuses (théistes ou non, traditionnelles ou modernes), les spiritualités proposent toutes une vision du monde et de l’existence qui intègre la question du mal et de la souffrance afin, non seulement d’apaiser la détresse humaine, mais encore pour faire sens au niveau de la raison humaine, croyante ou incroyante. C’est ainsi du côté de la spiritualité que l’homme a sempiternellement recherché du secours et du sens pour faire face au mal et à la souffrance. La  souffrance appelle ainsi, indéniablement, une spiritualité capable de l’accompagner et de soutenir l’homme souffrant. Et nulle spiritualité n’a manqué de présenter une voie pour affronter la réalité de la souffrance et du mal en général. Souffrance et spiritualité s’interpellent donc et interfèrent inéluctablement l’une sur l’autre.

 

III. Evaluation des spiritualités dans leur rapport à la souffrance

Reconnaître cet objet commun des spiritualités ne signifie cependant pas que toutes les spiritualités se valent. Je suis même convaincu que tout n’est pas ici égal, ni que toutes solutions ou propositions de monde qui sont faites par les spiritualités religieuses ou laïques sont équivalentes ou acceptables. Evidemment, c’est à chacun de se positionner dans ce débat qui est aussi vaste que l’est la diversité des spiritualités elles-mêmes. Mais, s’il est nécessaire pour chacun d’intégrer une pensée cohérente qui fait sens au sujet de la condition humaine souffrante, le mal et la mort, nul n’est obligé de délaisser l’intelligence, le bon sens et l’esprit critique en matière de spiritualité.

De ce point de vue, deux principes s’imposent pour l’évaluation critique des discours des spiritualités. En effet, étant donné les profondeurs abyssales où nous entraîne le thème du mal et de la souffrance et étant donné le respect et la compassion qui sont dus aux souffrants, les spiritualités sont, éminemment appelées : 1) à l’humilité et 2) à l’humanité.

1) A l’humilité, car nul ne peut résoudre, expliquer ou dire exhaustivement ou une fois pour toute la profondeur abyssale du mal.

2) A l’humanité, car la souffrance est avant tout la souffrance d’un être qui a mal et qui a besoin de compassion et d’empathie.

Humilité et humanité apparaissent donc comme les valeurs ou les marqueurs, capables d’aiguiser le regard critique et l’évaluation morale des discours ou les voies spirituelles[3].

De ce double point de vue de l’humilité et de l’humanité, il est manifeste que les spiritualités qui relient la souffrance à la faute manquent cruellement d’humanité et d’humilité, car elles ajoutent dès lors à la souffrance la culpabilité (qui est une souffrance psychique) et augmentent ainsi la souffrance des souffrants.

Quant aux spiritualités qui tentent de positiver ou de rendre utile le mal, sous une forme ou une autre, elles buttent pour leur part sur la morale qui s’indigne immanquablement contre toute tentative de rendre le mal vertueux.

Il est tout à fait vrai que la souffrance et la mort possèdent une puissance d’interpellation qui peut réveiller l’être (Heidegger). Chacun a d’ailleurs pu expérimenter que telle ou telle épreuve l’a conduit à plus de maturité, voire à plus de profondeur. L’expérience de la souffrance nous rend assurément plus sensible à la souffrance d’autrui et la sortie d’une maladie ou d’un accident sérieux, nous fait assurément apprécier les moindres paysages et nous donne ou redonne conscience des êtres et des choses essentiels à notre vie.

Il s’agit, cependant ici d’expériences de maturité humaine que l’on peut atteindre tout autrement qu’au travers de la souffrance et qui ne font pas de la souffrance un monde de vertus. La souffrance reste toujours un mal qui doit être dénoncé comme tel. Toute tentative de rendre le mal utile et vertueux revient nécessairement à l’excuser ou à le légitimer ; ce qui est moralement douteux, mais ce qui constitue de surcroît une forme insoutenable de légèreté à l’égard de ceux qui souffrent, parfois de façon incommensurable. Le meurtre et la torture des innocents, la souffrance qui ronge l’être ou le réduit à ses maux, la mort qui prive de l’être aimé, l’anéantissement de cette merveille qu’est l’esprit humain et l’achèvement de cette vie qui nous attache et nous enracine auprès des nôtres, restent, et resteront toujours, un scandale pour la morale. Les spiritualités qui positivent la souffrance ou la rendent utile se révèlent finalement non moins inhumaines et non moins moralement défaillantes que celles qui lient le mal à la faute.

Outre les critères d’humanité et d’humilité, qui permettent une évaluation morale et philosophique des spiritualités, le discours des spiritualités concernant la condition humaine constitue un troisième critère, qui s’accorde d’ailleurs parfaitement avec les deux premiers repères. En effet, pour rester humble et humaine aucune spiritualité visant l’accompagnement de la souffrance et les « pourquoi » qu’elle entraîne, ne peut faire, à notre époque moderne et scientifique, l’économie des données réelles de notre condition humaine.

Chacun sait aujourd’hui que la souffrance, le vieillissement et la mort, relèvent avant tout de la nature biologique et physique de notre être sensible qui évolue au sein d’un monde sensible. Tout ce qui se construit tend vers sa destruction. Tout ce qui vit tend vers sa mort. La mort, et la redistribution des composants naturels de tout organisme, constituent l’inévitable contrepartie de la vie biologique. On ne peut être une créature biologique sans expérimenter la déconstruction biologique et la mort qui génèrent l’une et l’autre de la souffrance. On ne peut être à la fois un être biologique et à la fois un être invulnérable. C’est dans cette perspective existentielle de notre condition humaine réelle que les spiritualités peuvent et doivent s’exprimer aujourd’hui sur la souffrance et non à partir d’un au-delà mythique ou d’une origine mythologique qui soustraient inévitablement l’homme au monde réel et à la réalité de sa condition humaine.

 

CONCLUSION

En conclusion, les maîtres mots qui caractérisent, de mon point de vue, une spiritualité équilibrée, propre à accompagner la souffrance et les « pourquoi » de notre existence, resteront donc :

1)    Sagesse et bon sens,

2)    Humilité face aux profondeurs abyssales du mal et de la souffrance,

3)    Humanité à l’égard des souffrants,

4)    Esprit critique concernant les systèmes censés expliquer le mal,

5)    Exigences morales à l’égard du mal qui doit être dénoncé comme tel sous toutes ses formes,

6)    Espérance en Dieu pour les croyants, mais espérance qui ne remplace pas la réalité de la condition humaine par une vision mythique ou surnaturelle du monde et de l’existence,

7)    Certitude en tout cas qu’un peu d’humanité partagée par la compassion, l’empathie et la main tendue, reste toujours un baume pour celui qui souffre.

Qu’elles soient laïque ou religieuse, je ne doute pas que les spiritualités qui possèdent les valeurs de ces maîtres mots, soient véritablement des aides pour affronter la souffrance, et, sinon la guérir ou transcender, au moins fortifier l’âme et renforcer son intégrité.

Je vous remercie pour votre écoute.

Pasteur Bruno Gaudelet