Prédication du 15 octobre 2023 : ABRAHAM ET LA JUSTICE DE DIEU

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Prédication du 15 octobre 2023 : ABRAHAM ET LA JUSTICE DE DIEU

Par le Daniel Levesque

Lectures

Genèse 18, 20-33 :

Et l’Éternel dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s’est accru, et leur péché est énorme. C’est pourquoi je vais descendre, et je verrai s’ils ont agi entièrement selon le bruit venu jusqu’à moi ; et si cela n’est pas, je le saurai.

Les hommes s’éloignèrent, et allèrent vers Sodome. Mais Abraham se tint encore en présence de l’Éternel.

Abraham s’approcha, et dit : Feras-tu aussi périr le juste avec le méchant ?

Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : les feras-tu périr aussi, et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante justes qui sont au milieu d’elle ?

Faire mourir le juste avec le méchant, en sorte qu’il en soit du juste comme du méchant, loin de toi cette manière d’agir ! loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n’exercera-t-il pas la justice ?

 Et l’Éternel dit : Si je trouve dans Sodome cinquante justes au milieu de la ville, je pardonnerai à toute la ville, à cause d’eux.

Abraham reprit, et dit : Voici, j’ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre.

Peut-être des cinquante justes en manquera-t-il cinq : pour cinq, détruiras-tu toute la ville ? Et l’Éternel dit : Je ne la détruirai point, si j’y trouve quarante-cinq justes.

Abraham continua de lui parler, et dit : Peut-être s’y trouvera-t-il quarante justes. Et l’Éternel dit : Je ne ferai rien, à cause de ces quarante.

Abraham dit : Que le Seigneur ne s’irrite point, et je parlerai. Peut-être s’y trouvera-t-il trente justes. Et l’Éternel dit : Je ne ferai rien, si j’y trouve trente justes.

Abraham dit : Voici, j’ai osé parler au Seigneur. Peut-être s’y trouvera-t-il vingt justes. Et l’Éternel dit : Je ne la détruirai point, à cause de ces vingt.

Abraham dit : Que le Seigneur ne s’irrite point, et je ne parlerai plus que cette fois. Peut-être s’y trouvera-t-il dix justes. Et l’Éternel dit : Je ne la détruirai point, à cause de ces dix justes.

Esaïe 1, 10-11 et 13

Écoutez la parole du Seigneur, chefs de Sodome ! Prête l’oreille à la loi de notre Dieu peuple de Gomorrhe ! Qu’ai-je à faire de la multitude de vos sacrifices ? dit le Seigneur. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des bêtes grasses ; je ne prends pas plaisir au sang des taureaux des agneaux et des boucs. [….] Cessez d’apporter des offrandes inutiles : l’encens est pour moi une abomination ; quant aux nouvelles lunes, aux sabbats et aux convocations ; je ne supporte pas le mal avec les assemblées solennelles.

Romains 3, 21-24

Mais maintenant, indépendamment de la loi, la justice de Dieu a été manifestée, la loi et les prophètes lui rendent témoignage. C‘est la justice de Dieu par la foi de Jésus-Christ pour tous ceux qui croient. Car il n’y a pas de différence : tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; mais sont gratuitement justifiés par sa Grâce, en vertu de la délivrance (rédemption) accomplie en Jésus-Christ.

Un Dieu « juste » !

Avant l’épisode du récit que nous avons lu en Genèse 18, trois hommes, sont apparus près du chêne de Mamré. L’un d’eux annonce que dans un an, à la même époque, Sara aura donné naissance à un fils, l’enfant de la promesse. Puis les trois voyageurs reprennent leur chemin vers Sodome. À ce moment du récit, au moment du départ des visiteurs, la promesse de Dieu est confirmée à Abraham, sous la condition que sa descendance « garde la voie de l’Éternel, en pratiquant la droiture et la justice ».

Dieu annonce aussi le jugement imminent de Sodome et Gomorrhe. On comprend alors que les visiteurs sont trois « anges », des envoyés de Dieu chargés de vérifier la corruption irrémédiable des deux cités, en prélude à leur destruction. Il s’ensuit un dialogue, on pourrait dire un marchandage étrange, entre Abraham et son Dieu sur le thème de la justice.

Je voudrais réfléchir avec vous ce matin sur le thème de la justice. Plus particulièrement la justice de Dieu – un thème incontournable du premier testament, mais aussi du second – un thème qui soulève des questions difficiles au regard de l’histoire du 20me siècle et encore aujourd’hui dans l’actualité de ce monde où nous vivons.

Le Dieu d’Abraham est inséparable d’une exigence de justice qui n’est pas à sens unique.

Il est le garant d’une alliance qui repose sur une exigence de conduite morale « juste » pour les humains, mais qui est aussi un engagement envers les humains. Le Dieu d’Abraham est proche, il intervient dans la vie des hommes pour juger, nommer le mal et rétablir la justice.

Le jugement imminent de Dieu sur la violence et la corruption des habitants de Sodome conduit à la destruction totale de la cité et de tous ses habitants. Ce jugement-là n’est pas contesté par Abraham car le scandale du crime impuni est en soi inacceptable. Mais si Dieu est juste, sa justice ne peut pas être collective, indifférenciée. Les « justes » de Sodome, s’il en existe, ne peuvent pas être considérés comme inconvénient inévitable, « bavure » acceptable dans l’exercice du jugement. C’est bien sûr le sens de l’intervention d’Abraham. Dieu accepte cette logique et à l’issue du plaidoyer d’Abraham, il promet d’épargner la ville s’il y trouve au moins dix justes. Pourquoi dix et non pas cinq, ou même un seul ? Je n’ai pas la réponse ; mais l’histoire qui suit notre texte, et que je vous invite à relire, illustre très précisément la nature de la corruption des sodomites et montre que les envoyés de Dieu sauvent le juste Loth et sa famille de la destruction imminente.

Justice et jugement

En réaction avec la vision moyenâgeuse du jugement dernier, avec l’éternité du feu de l’enfer, le paradis et le purgatoire, une lecture « moderne » des évangiles nous a accoutumés avec l’idée d’un pardon universel, quasi automatique. Un chanteur célèbre n’hésitait pas à proclamer que « nous irons tous au paradis ». Cette élimination de toute idée de jugement n’est pas sans poser de sérieux problèmes théologiques, mais avant tout, elle efface la réalité du mal, oublie les victimes et rend complètement inaudible le message de l’évangile : car à quoi bon proclamer un Dieu bon qui pardonne s’il n’y a plus de jugement, si la victime n’est plus entendue et le coupable automatiquement amnistié.

Un Dieu « absent »

Au regard de l’histoire du 20ème siècle, cet oubli des victimes revêt un caractère odieux car c’est « le silence de Dieu » qui soulève des questions. Si Dieu est juste, comment comprendre son silence après les monstruosités de la Choa. Après Auschwitz, que signifie l’alliance de Dieu et de son peuple ?

Aujourd’hui même, à l’est de l’Europe, un agresseur cynique essaie de se faire passer pour l’agressé au nom d’un phantasme historique de grandeur, et replonge l’Europe dans une guerre atroce, sans oublier d’agiter la menace nucléaire si on ne cède pas sur tout ce qu’il exige.

Aujourd’hui encore, on est stupéfait par l’horreur d’un terrorisme fanatique qui frappe Israël et s’exporte en France. Mais que dire de la situation imposée depuis des dizaines d’années à tout un peuple privé d’avenir. Je parle bien sûr des Palestiniens. La vengeance peut-elle apporter la paix ?

Dieu peut-il « oublier » l’innocent, peut-il rester sourd aux cris des victimes ? Le dialogue entre Abraham et son Dieu semble alors inversé : qu’attends donc Dieu pour agir ?

Car Dieu n’est pas intervenu pour empêcher la Choa, ni d’ailleurs les autres génocides (Arménie ou Ruanda), ni les guerres dont nous abreuvent les médias. Il se tait et nous laisse sans réponses. Impossible de prétendre que nous sommes dans « le meilleur des mondes possible sous le regard de Dieu », ou de se consoler avec de savantes constructions philosophiques.

Dans les années 80, le philosophe Hans Jonas s’interroge sur le « Concept de Dieu après Auschwitz » (quel discours sur Dieu est encore possible ?). Il propose le mythe d’un Dieu qui se serait intentionnellement démis de toute puissance pour laisser l’humain entièrement libre, parfaitement autonome et responsable du futur de la création. Ce n’est pas le repos du septième jour comme dans la Genèse où Dieu confie sa création à l’humain mais reste accessible. Le Dieu absent de Hans Jonas s’efface totalement pour laisser la création « être », hors de toute relation de dépendance. L’humain est alors totalement libre et pleinement responsable. Ce Dieu radicalement absent est en opposition avec le Dieu biblique du premier testament qui est toujours présent et qui intervient.

Point capital, les victimes de la Choa sont reconnues innocentes, leur sort n’est pas la conséquence d’une quelconque culpabilité individuelle ou collective. Nous ne sommes plus dans la logique du Dieu qui sanctionne un peuple infidèle, comme dans le premier testament.

Dans la perspective de Hans Jonas, la réponse qui ferait porter la responsabilité du meurtre à Dieu sous prétexte d’inaction est écartée comme fuite de responsabilité infantilisante : il faut accepter l’évidence – ce sont les hommes, et eux seuls, qui sont responsables du crime. L’humain et lui seul doit se reconnaitre comme responsable et coupable.

La difficulté est de tirer les conséquences de cette vision au plan de la théologie : en quoi un dieu absent est-il pertinent, on pourrait dire utile ? Quelle théologie est encore possible, si tout est centré sur l’humain, sans échange possible avec le Dieu créateur. On est alors bien loin du Dieu de l’alliance et de l’évangile annoncé par Jésus ; loin du royaume proche et du père qui répond (demandez et vous recevrez la paix du royaume, l’esprit et la vie éternelle).

Pour ma part je ne crois pas que le mythe du dieu impuissant, ou absent, soit pertinent pour notre monde. Le Dieu biblique agit ici et maintenant, non pas au travers de manifestations surnaturelles qui feraient de la création une illusion et de l’humain une marionnette ; mais il agit précisément dans le seul lieu de la création qui soit « à l’image de Dieu », c’est-à-dire l’humain. L’humain est la seule créature qui ait mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, selon la Genèse ; donc la seule créature capable de jugement.

Dès lors c’est bien de notre responsabilité qu’il s’agit, et je crois que toute victime innocente, qu’elle soit disciple de Jésus ou quelle ne le soit pas, est une image du Christ, le bouc émissaire de nos lâchetés. Dieu a accepté la mort de Jésus le juste et l’a ressuscité pour proclamer son innocence et donc l’erreur – la culpabilité – des bourreaux. Cette vision de Dieu est bien sûr en rupture complète avec une justice qui tiendrait la comptabilité des bonnes et des mauvaises actions, puisqu’elle annonce un pardon gratuit.

Je crois que c’est notre lecture du mythe de la genèse qui doit être corrigée : Abraham n’hésite pas à prendre parti contre l’injustice possible du jugement divin et il intervient. Il plaide avec Dieu et se fait champion de la justice. La leçon est alors toute différente : Qu’attendons-nous pour agir contre l’injustice qui scandalise ? Si nous ne faisons rien, pourquoi en faire le reproche à Dieu ? Si nous revendiquons être libres et responsables de nous-mêmes, c’est Dieu qui peut nous demander des comptes. Abraham est déclaré « juste » précisément parce qu’il réclame à Dieu cette justice-là, pour Loth et sa famille, figures des innocents de Sodome.

Justice de Dieu et responsabilité humaine

Le mythe du dieu absent souligne correctement la responsabilité humaine. Le danger, après avoir relégué le Dieu biblique au rang des accessoires inutiles, est de diviniser l’humain, puisqu’il aurait seul la charge du futur de la création. On serait alors sur la route du « surhomme » annoncé par Nietzsche. Les textes bibliques, qu’ils s’agissent du premier ou du second testament, sont sans ambiguïté à cet égard : l’humain est radicalement incapable de se sauver lui-même. Le projet d’une humanité recréée à l’image de Dieu est inséparable de l’accueil de la parole qui seule peut la conduire à la plénitude du Royaume, inséparable aussi de l’idée de justice. Nous ne sommes sauvés, justifiés, que par la grâce donnée – et reçue – gratuitement, c’est le message de l’évangile qui nous libère de la condamnation.

Pourtant, si nous sommes pardonnés gratuitement selon l’évangile, cela n’enlève rien à la nécessité d’un jugement qui désigne clairement le bien et le mal, l’innocent et le coupable. Il ne s’agit pas ici d’enfer ou de paradis, encore moins de purgatoire, mais seulement d’une justice qui nous renvoie à notre propre ego. La foi au Christ ressuscité est d’abord conversion et acceptation de responsabilité. C’est cette conversion qui ouvre à la perspective du pardon, car le pardon est inutile à celui qui reste indifférent à l’injustice et refuse toute responsabilité.

Conclusion

Le souci d’une justice effective, vraie, est une question difficile qui ne se résume pas dans quelques slogans simplistes. Elle ne peut être à sens unique, ni se résumer à la logique de la vengeance ou de la rétribution.

Elle se heurte souvent à notre propre impuissance, nous en avons une illustration saisissante aujourd’hui. Elle se heurte à notre manque de foi et aussi au fait que la victime innocente d’hier peut aussi être coupable d’injustice aujourd’hui. Paul l’a bien compris quand il déclare « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ».

Le marchandage surprenant entre Dieu et Abraham nous renvoie à notre propre responsabilité. Inutile d’accuser le silence de Dieu.

Comme Abraham, nous sommes, vous êtes les dépositaires de la justice de Dieu et, à l’image du Christ, vous êtes le seul lieu qui puisse recevoir et proclamer sa Parole. Vous êtes le seul lieu où la puissance de Dieu, par sa Parole, peut se manifester et agir dans le monde des humains. Que Dieu nous donne la force de demander justice pour toutes les victimes innocentes – sans parti pris et sans esprit de vengeance.

Amen