La résurrection de Jésus et notre résurrection
Les théologiens modernes tiennent sur les évangiles des discours inédits. Chacun explique à sa façon que les évangiles ne sont ni des biographies, ni des comptes rendus journalistiques de la vie de Jésus, mais des récits romancés et stylisés pour indiquer au lecteur ce qu’il convient de croire de Jésus, ce qu’il doit faire et ce qu’il peut espérer. Cette façon de lire les évangiles déstabilise ceux et celles à qui le catéchisme d’antan a appris à regarder les évangiles comme des récits historiques. Je me mets à leur place et je comprends leur perplexité. L’enseignement de l’enfance se trouve tout à coup bouleversé.
Cela dit, ce n’est pas suite à une lubie ou à une idéologie à la mode que les modernes en sont venus à ce bouleversement ou à cette réforme de la lecture et de la théologie, mais bien parce que l’étude littéraire et historique des textes a abouti à la redécouverte des modes d’écriture des judéo-chrétiens du premier siècle et qu’il a bien fallu admettre que nous n’avions pas affaire à des récits historiques, mais à des narrations stylisées. Aujourd’hui les faits sont là et il n’est plus possible, ni intellectuellement honnête, de prendre les récits des évangiles comme des récits biographiques ou des comptes rendus journalistiques, sans opérer un « sacrifice intellectuel ».
Ceux qui maintiennent la lecture littérale de nos grands-pères se situent de fait davantage du côté des fondamentalistes qui adhèrent à une idéologie religieuse, que du côté de ceux qui cherchent à interpréter honnêtement les faits. Il peut parfois paraître rassurant de s’attacher à une lecture historicisante, plutôt que d’accepter les déplacements de l’exégèse moderne. Les faits sont cependant têtus et il n’est pas légitime de faire dire aux évangiles ce qu’ils ne disent pas ou de les lire sans tenir compte de la perspective dans laquelle ils ont été rédigés.
Pour poursuivre sur le registre de la redécouverte du sens catéchétique et allégorique des récits évangéliques de résurrections, je vous propose d’aborder le thème de la Résurrection à partir d’une question que l’on me pose souvent et que je reformule ainsi : « Si Paul enseigne en 1Co 15 que la résurrection est d’ordre spirituel et non matériel, comment se fait-il que les évangiles aient représenté la Résurrection de Jésus avec des traits de matérialité ? Jésus ne dit-il pas en effet à ses disciples en Luc : « voyez mes mains et mes pieds, c’est moi ; touchez-moi et voyez un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai » ? N’invite-t-il pas également Thomas à toucher ses mains et son côté ?
Et ne réclame-t-il pas et en Luc et en Jean quelque chose à manger ? Comment comprendre ces traits « matérialisant » si opposés à l’enseignement de Paul aux Corinthiens ? »
I La prééminence de Paul
Les repères historiques fiables par lesquels nous pouvons apercevoir la façon dont les premiers chrétiens concevaient la Résurrection se trouvent chez Paul. Paul a effectivement la prééminence sur les évangiles, non seulement à cause de son ancienneté et de sa proximité avec les événements de Pâques, mais aussi en raison du genre littéraire qu’il utilise. Développons rapidement ces deux points.
Paul est proche du temps de Pâques, que nombre d’exégètes situent avec vraisemblance au mois d’avril de l’année 30. Sa conversion daterait des années 35-37, de même que le catéchisme qu’il affirme avoir lui-même reçu de ceux qui l’ont accueilli dans le mouvement chrétien (1Co 15.1). Ce catéchisme, que Paul transmet à son tour aux chrétiens de Corinthe en leur recommandant de le conserver, eux aussi, dans les mêmes termes, constitue la foi primitive de l’église. Or, cette foi ignore les récits des évangiles relatifs au tombeau vide le troisième jour, les apparitions aux femmes, aux disciples d’Emmaüs, à Thomas et celle de Jean 21 sur les berges de la mer de Tibériade. Bien plus, 1Co 15 s’oppose fortement à l’idée d’une résurrection matérielle. « La chair et le sang n’héritent pas le Royaume des cieux » dit Paul au verset 50. La résurrection est comprise par l’apôtre, comme une mutation et une ascension de l’être terrestre vers un être spirituel « pneumatique » (soma pneumatikon).
Deuxième point, même s’il inclut çà et là des formes allégoriques, et notamment en 1Co 15 Paul s’exprime, à propos de la nature de la résurrection, en prose et non dans le style narratif des évangiles. Ses affirmations sur la spiritualité du corps ressuscité se situent sur le mode de l’enseignement direct.
II La résurrection fait-elle de nous des fantômes ?
Comment se fait-il alors que les évangiles, qui ont été rédigés 50 ans après Pâques pour Matthieu et Luc et 60 ou 70 ans pour Jean, aient matérialisé, d’une certaine manière la résurrection, en présentant un Jésus ressuscité en chair et en os ? Le langage des évangiles peut sembler effectivement ambigu. Il ne l’est toutefois que si on prend leurs récits à la lettre, contrairement au genre littéraire utilisé par les évangélistes. Les auteurs des évangiles ont fait œuvre de théologiens et de catéchètes, non de chroniqueurs ou de biographes. Et c’est avant tout pour répondre aux questions qui se posaient dans leurs communautés qu’ils ont pris la plume, précisément en utilisant le style narratif des milieux juifs façonnés par les récits de la Torah et la littérature apocalyptique.
Or, quelles sont ces questions qui se posaient à ces troisième et quatrième générations de chrétiens ? Eh bien, on peut les déduire des récits eux-mêmes. Parmi elles se trouvait par exemple la sempiternelle interrogation concernant la nature de l’être ressuscité. Paul avait expliqué que l’être terrestre devenait un être céleste, pneumatique, spirituel, mais cela ne rejoignait-il pas la croyance aux esprits désincarnés plus ou moins fantomatiques ?
Pour répondre à cette question Luc et plus tard Jean ont donc mis en scène les apparitions de Pâques, de façon à ce que leurs lecteurs comprennent que la résurrection n’est pas sur le même registre que la croyance superstitieuse aux fantômes.
Luc et Jean font ainsi apparaître Jésus au milieu des disciples sans que portes ou fenêtres n’aient été ouvertes, comme pour bien souligner, à la suite de Paul, le caractère spirituel de la résurrection ; mais précisément en recourant à plusieurs traits matérialisant destinés à exclure la représentation fantomatique que certains chrétiens ou hérétiques notoires pouvaient prêter à la résurrection. Luc fait ainsi dire à Jésus : « voyez mes mains et mes pieds, c’est moi ; touchez-moi et voyez un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai ». Et Jean présente Thomas comme un témoin qui touche le corps de Jésus. Un Jésus ressuscité qui n’hésite d’ailleurs pas à demander à manger en Luc pour montrer qu’il n’est pas un être fantomatique et à organiser en Jean un petit pique-nique sur les berges de la mer de Tibériade. Interpréter ces récits au sens littéral serait évidemment contradictoire avec la représentation symbolique du Jésus passe-muraille qui apparaît au milieu des pièces sans que portes ou fenêtres soient ouvertes et que ces mêmes évangiles juxtaposent avec l’image du ressuscité en « chair et en os ».
Les évangélistes se sont ainsi servis de deux images contradictoires entre elles afin qu’elles se corrigent réciproquement. 1) Le Jésus passe-murailles indique aux lecteurs que la résurrection est bien d’ordre spirituel. 2) Le Jésus qui tend ses mains aux apôtres, réclame de la nourriture ou parle de sa chair et de ses os, indique aux lecteurs que la foi en la résurrection n’est cependant pas équivalente à la croyance aux fantômes et aux esprits.
La Résurrection est, selon eux, d’un autre ordre. Elle participe d’une réalité spirituelle pour laquelle le mot « corps » et même « l’image du corps », reste signifiante pour évoquer la continuité de l’être humain par-delà la Résurrection.
La Résurrection ne correspond dès lors nullement à la dilution ou à la fonte de l’individu dans le divin ou quelques autres réalités spirituelles, mais bien davantage à l’aboutissement de l’être humain, ainsi qu’au salut du meilleur de lui-même. C’est pour ces deux raisons que les chrétiens ont utilisé les mots grecs « eigeiro » et « anastasie » qui signifient : « réveiller », « lever », « relever » pour parler de la résurrection. Puis que les évangiles ont joué sur l’effet de la ressemblance et de la différence entre le Jésus d’avant Pâques et le Jésus ressuscité. En effet, pourquoi utiliser des mots qui signifient « réveiller », « lever », « relever » pour parler de la résurrection ? Et pourquoi le Jésus de Pâques apparaît-il d’abord méconnaissable à Marie-Madeleine ou aux disciples d’Emmaüs, puis finalement reconnaissable à certains signes ou traits ? Une seule réponse à ces deux interrogations : les évangélistes ont voulu faire comprendre à leurs lecteurs que la Résurrection n’équivaut pas à l’annihilation ou à la dilution de l’être humain, mais à son aboutissement et à son salut de la mort.
III Le même dans la continuité
La foi chrétienne n’affirme, de fait, rien d’autre que la conviction selon laquelle Dieu n’abandonne pas les hommes au néant. L’être qu’il leur donne comporte la promesse d’un aboutissement spirituel dans lequel ce n’est pas une âme éthérée qui sera sauvée, mais bel et bien leur être avec son historicité et son identité. Dieu réveille et relève l’être humain de la mort. Il le fait s’élever jusqu’à lui ; d’où l’emploi des mots « eigero » et « anastasie » et l’image aussi de l’ascension. Pour dire la continuité et la nouveauté de l’être ressuscité à des chrétiens de la 3ème génération qui se demandaient ce qu’était le salut de Dieu et si on restait soi-même au sein de la Résurrection, les évangélistes ont mis en scène un Jésus ressuscité différent de ce qu’il était avant sa mort, mais toutefois reconnaissable à certains signes et à certains traits.
Le vivant de Pâques n’est certes plus le même après la résurrection qu’avant. On ne le reconnaît d’ailleurs pas tout de suite. Marie-Madeleine le prend pour un jardinier et les disciples d’Emmaüs pour un simple pèlerin. Marie-Madeleine le reconnaît cependant à sa façon de l’appeler par son nom et les disciples d’Emmaüs le reconnaissent à la fraction du pain. Thomas est pour sa part invité à le reconnaître aux stigmates de la Passion. C’est à la fois le même qui est devant eux et ce n’est plus tout à fait le même.
C’est le même dans la continuité, mais il est aussi différent comme le souligne le « Noli Me Tangere » (ne me touche pas) qu’il rétorque à Marie-Madeleine. Par ces effets littéraires, les évangélistes ont voulu signifier à leurs lecteurs que la Résurrection n’est pas à confondre avec le seul salut de l’âme des grecs, mais que la Résurrection concerne toute la personne avec son histoire, son vécu et son identité ; d’où l’image du corps qui symbolise effectivement pour chacun l’identité et l’historicité de la personne humaine. La Résurrection n’engendre donc pas des êtres sans continuité avec ce qu’ils ont historiquement été, mais au contraire des êtres qui aboutissent à l’univers spirituel de Dieu dans la continuité d’eux-mêmes. Des êtres, certes délivrés de leurs maux, du mal et de leurs aliénations existentielles, des êtres relevés et réveillés de la mort et du péché, mais des êtres qui conservent leur identité et leur personnalité ; d’où le symbole du corps qui représente dans les évangiles la continuité de la personne.
Conclusion
En écrivant que leurs récits narratifs rédigés pour répondre aux questions de leur génération, ou pour éveiller leurs lecteurs à la profondeur de la foi en la résurrection, les évangélistes n’ont sans doute pas pensé que leurs ouvrages seraient un jour pris pour des comptes rendus historique de la vie de Jésus. Lorsqu’on ne prend pas pour de l’histoire les traits matérialisant qu’ils attribuent à dessein au ressuscité de Pâques, on constate qu’ils restent finalement assez proche de Paul. Comme lui ils affirment que la résurrection correspond à une réalité spirituelle, mais ils insistent pour leur part, à sa différence, pour que nul ne la rapproche de la croyance superstitieuse aux fantômes. Comme Paul, également, ils croient que la résurrection sauve le meilleur de nous-mêmes, fait aboutir notre personne, notre vie et notre histoire et élève notre être vers Dieu. Mais ils ne le disent pas avec les mêmes mots, ni avec le même genre littéraire que Paul. La foi éclairée par le renouveau biblique moderne y trouve cependant, bel et bien, son compte.
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A lire pour aller plus loin : Bruno GAUDELET, Herméneutiques des discours chrétiens sur la mort et l’au-delà, de l’antiquité à la modernité, © Presses Universitaires de Perpignan 2009. ISBN : 978-2-35412-045-0.