Peut-on tout faire dire à Jésus ?

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Exemple

Peut-on tout faire dire à Jésus ?

Les théologiens Daniel Marguerat et Bruno Gaudelet réagissent dans Réforme au livre Soif d’Amélie Nothomb

Une « soif » peu inspirée…  

par Daniel Marguerat théologien et exégète

(Article publié dans le journal Réforme du 14 novembre 2019)

Faut-il ou ne faut-il pas ? Faut-il emprunter le “je“ de Jésus ou ne faut-il tenter de percer le mystère ? Mme Nothomb n’hésite pas devant ce que les auteurs des évangiles canoniques n’ont pas fait : déployer la vie intérieure de Jésus, ses hésitations, ses colères, ses doutes, ses peurs, ses espoirs. Rarissimes sont les moments où le lecteur, la lectrice des évangiles a accès à l’intériorité de Jésus ; seul l’évangéliste Marc nous indique sa colère (Mc 1,43) ou Jean sa tristesse (Jn 11,35). Il est vrai que les évangélistes se conforment aux auteurs des biographies au premier siècle, qui se taisent sur les sentiments intérieurs de leurs  personnages ; la psychologie n’était pas encore de mode.

Faire parler Jésus n’est, à vrai dire, pas nouveau. On se rappelle de Nikos Kazantzaki et son admirable « Dernière tentation » (1954) ou de la « Vie de Jésus » de François Mauriac (1936) ou encore « L’Evangile selon Jésus-Christ » de José Saramago (1991). Le risque n’est pas d’aujourd’hui. Il l’est encore moins si l’on prend en considération les évangiles apocryphes, ces écrits qui se sont multipliés entre la fin du premier et le 6e siècles : Evangile de Thomas, Evangile de Juda, Evangile de Marie, Evangile arabe de l’enfance… tous ces écrits font parler le Jésus enfant ou le Jésus ressuscité, inventant des scènes ou des propos au gré de la spiritualité de leurs auteurs. Il y a gros à parier que les lecteurs de Mme Nothomb sont poussés par le même intérêt que les passionnés de la littérature apocryphe : découvrir une vérité sur Jésus autrement que par les quatre textes « officiels ». Un accès libre, non contrôlé, non dogmatisé, impertinent s’il le faut.

Car on s’amuse au passage à lire « Soif » : un Jésus et ses disciples pompettes au mariage de Cana, sa déclaration au bon larron « Je ne lui ai pas dit qu’il était sauvé », sa consolation aux femmes de Jérusalem à la Passion « ce n’est qu’au mauvais moment à passer ». On est attendri devant les multiples évocations de son amour pour Marie Madeleine ou sa tendresse pour sa mère. Mais c’est surtout, et essentiellement, une longue méditation sur le sens de la croix et sur la nécessité ou non de la mort de Jésus que nous offre ce livre. Mme Nothomb se bat avec énergie et use de toutes ses ressources d’écriture pour contrer l’idée d’un sacrifice nécessaire au salut de l’humanité. « Aucune souffrance humaine ne fera l’objet d’une aussi colossale glorification… Je suis responsable du plus grand contresens de l’Histoire, et du plus délétère. » Le cœur de son Jésus se dévoile ici : souffrir est une aberration, et ce Dieu qui « met en scène la punition la plus hideuse » qui se puisse imaginer aurait dû le savoir…

Nous voici au centre de son propos. Mme Nothomb réfléchit à ce qui fait le cœur même de la doctrine chrétienne du salut : le sens de la croix. Jésus devait-il mourir, et pourquoi ? Mais à quel Jésus l’auteur se confronte-t-elle ? A celui des évangiles ? Certainement pas. Certes, « Soif » emprunte un peu le scénario de la Passion. Mais elle se réduit à l’audience devant Pilate, à la flagellation, à la crucifixion. On glane au passage des erreurs historiques. Non, Jésus n’a pas eu d’« avocat commis d’office » pour son procès devant Pilate. Non, il n’a pas dû porter sa croix, puisqu’on sait que le condamné ne portait que la poutre transversale. Non, il ne fut pas cloué aux mains et aux pieds, mais aux poignets et aux chevilles…

Il y a plus grave. Toute la dramatique de la condamnation devant le sanhédrin pour cause de messianité a disparu. En bref, la dimension proprement religieuse du procès de Jésus est zappée. Les contestations de l’autorité du Nazaréen se réduisent aux protestations et à l’ingratitude des malades guéris, qui doivent affronter leur vie de personnes guéries (encore de l’humour, assez réussi en l’occurrence). Mais la protestation juive « en quel nom fais-tu cela ? » ne résonne pas dans le livre. Seul Dieu, qui envoie son fils à la mort parce qu’il ne sait pas ce que c’est qu’aimer… – seul Dieu est responsable de la mort du Fils. Incontestablement, c’est Dieu que Mme Nothomb met en procès.

Le Jésus auquel se confronte l’auteure n’est pas celui des évangiles, mais le Jésus de la dogmatique catholique traditionnaliste et de la foi populaire. Probablement celui de son enfance, mais je ne saurais dire plus. Le Dieu qui inflige l’atroce supplice par un calcul froid. Le Dieu qui se lave les mains des souffrances qu’il inflige. Les scènes favorites de la foi populaire, mais non évangéliques, abondent.

En tant que théologien, j’ai envie de dire : s’il s’agit d’exhumer Jésus en deçà des siècles de dogmatique figée, oui, mille fois oui. Mais par quels moyens ? Recourir au seul imaginaire de l’auteur romanesque est un peu court. Revenons au grand Kazantzaki. Sa « Dernière tentation » raconte Jésus assailli par la tentation de s’échapper de la croix, de prendre femme et enfant et vivre paisiblement, mais en essuyant les reproches amers des disciples qui l’accusent de déloyauté… revenu de ce rêve éveillé, Jésus acquiesce à son sort et endosse la perspective de la mort par fidélité à son Dieu. Cette intrigue est une fiction, mais elle s’inscrit dans une intuition que l’évangéliste Luc a esquissée en écrivant après le récit des trois tentations au désert : « Le diable s’écarta de lui jusqu’au moment fixé »(Lc 4,13). En un mot, la fiction de l’écrivain grec est crédible.

On brandira pour me contredire la liberté de l’auteur romanesque. Sauf que l’objet de la fiction est un personnage historique. Si une biographie romancée de Napoléon Bonaparte lui prêtait une harangue pour la paix ou un manifeste contre le réchauffement climatique, on traiterait cette fiction d’absurdité. Pourquoi, dans le cas de Jésus, l’imaginaire le plus incontrôlé produit-il un succès de librairie ? Retenons le besoin de redécouvrir Jésus hors des sentiers rebattus, un Jésus lavé de l’imagerie d’Epinal trop souvent ressassée dans des prédications insipides. Mais, de grâce, on se souhaite pour cela des écrivains mieux inspirés.

Soif un livre miroir

par Bruno Gaudelet théologien et philosophe

Article publié dans le journal Réforme du 14 novembre 2019

Le dernier livre d’Amélie Nothomb n’est pas un traité écrit par une théologienne, mais un roman rédigé par une écrivaine travaillée par la figure du Christ qui entreprend de trouver du sens à la crucifixion. On peut certes s’interroger sur les limites d’un exercice qui laisse de côté le savoir de deux siècles de recherche pour s’exprimer sur un sujet à partir de ses seules lumières, mais la créativité et la part d’humanité que l’auteure exprime a aussi sa valeur. Par-delà la reprise théologique que le contenu de l’œuvre appelle, c’est l’imaginaire qui sous-tend le livre et le détermine qui me semble particulièrement interpelant pour les Eglises et les chrétiens engagés aujourd’hui.

L’herméneutique philosophique a établi qu’il n’y a pas de texte qui ne soit le résultat d’un imaginaire et d’un univers conceptuel façonnés par les présupposés et les préjugés de son auteur.e. Vu le succès de Soif (180 000 exemplaires vendus), on peut formuler l’hypothèse que l’imaginaire d’A.N. est partagé par une large frange de la société. De quel imaginaire ce livre est-il le reflet ?

Deux sources s’entremêlent tout au long de l’ouvrage et forment sa toile de fond :

  1. La première source est celle d’un arrière-plan chrétien populaire qui conserve des croyances ou des références religieuses telles que : la divinité et l’omniscience du Christ (p. 121, 126) ; ses pouvoirs miraculeux (p.20s,28, 108, 121) ; son incarnation (p.18s, 42s), qui semble réduite ici à la seule notion d’incorporation (p.90s, 121, 132) ; un regard tendre sur Marie qui n’est jamais critiquée par l’auteure (p.20s, 27, 61,104s, 123s) au contraire de Dieu et de Jésus (p.90-91, 97s, 111, 114) ; des références à la Tradition comme la figure de sainte Véronique épongeant le front du Christ (p.78), ou les clous dans les « mains » du crucifié (p.87) ; un intérêt pour l’ascèse, notamment celle de la soif qui fait « sentir » le corps et le bonheur d’être (p.51s, 116s, 145) ; une représentation mondanisée de « l’après mort » et de la Résurrection de J-C (p.132s).
  • La seconde source est triple, elle mêle ensemble :
    • une certaine bien-pensance humaniste façonnée par l’opinion majoritaire qui revendique – contre le clergé – la libération sexuelle (p. 58s), tout en concédant que la sexualité est problématique, voire impure (p.106) mais qu’elle trouve sa justification dans l’absolu de l’amour (p.46s, 64, 90, 107, 120, 137) ;
    • la résonance de critiques en provenance de l’athéisme (p.75, 92, 101s, 149s) ;
    • le soupçon que la vérité sur Jésus et Marie-Madeleine a été dissimulée.

Cette seconde source est véhiculée par les émissions de TV et la presse à sensation, le cinéma et un type de littérature qui étend volontiers le soupçon à l’égard de Rome aux dossiers de la conception et du tombeau de J-C. Sa diffusion formate un imaginaire spécifique.

Quelle frange de la population conserve des croyances chrétiennes traditionnelles tout en cousant ensemble des critiques venues de l’athéisme avec la mise en cause du discours officiel de Rome sur J-C ? On pensera (non exclusivement et avec toutes les modulations requises) à la catégorie des « distanciés » de l’Eglise catholique à laquelle on peut additionner les « distanciés » du protestantisme, quoi que ce soit numériquement peu signifiant. Selon le sondage IFOP de 2010 : 36,5% des français se déclarent « catholiques non pratiquants » et 18% « ne participent que pour les fêtes et les cérémonies », au total 54,5 % s’affirment distants de l’Eglise romaine (mais les chiffres se sont un peu affaissés en 9 ans).

En regardant autour de moi, je constate que, plus les gens sont formés sur le plan biblique et théologique, moins ils sont « emballés » par le livre d’A.N. Moins ils possèdent cette formation biblique, plus ils sont positifs, voire enthousiastes. C’est que les premiers sont rompus à la confrontation des portraits de Jésus avec ceux des évangiles, tandis que les seconds sont sensibles au « pensé avec » que l’ouvrage met en œuvre. Le livre d’A.N. parle sans doute à toutes sortes de gens, mais peut-être particulièrement aux personnes dont l’imaginaire inclut des références  catholiques traditionnelles, en même temps que la doxa (l’opinion) qui circule dans la société sur la religion et la véritable histoire « escamotée »  de J-C.

J’y vois une bonne nouvelle et une interpellation pour les Eglises et les chrétiens engagés au service de l’Evangile (laïcs et ministres). La bonne nouvelle (sans jeu de mots) vient précisément du fait que la figure de Jésus reste profondément ancrée dans l’imaginaire de beaucoup de contemporains et continue à les interpeler et à les faire réfléchir. C’est une vraie base de discussion. L’interpellation se situe sur le plan du déficit de crédit qui affecte l’Eglise catholique au premier chef, mais qui concerne également les Eglises protestantes qui ne sont pas davantage audibles et crédibles auprès des différents segments de la population. Alors que les livres des exégètes et des théologiens se vendent modestement, les gens se ruent sur les livres des auteurs.es à succès quand bien même leur contenu présente des « Jésus » très « privatisés » et en décalage de la recherche pourtant si pertinente sur le plan herméneutique. Que faut-il en penser ? Doit-on considérer que les distanciés des Eglises et les chrétiens sociologiques ont « dépassé » le christianisme et n’y reviendront pas, et donc que la voie est libre pour l’athéisme ou une autre religion ? Ou faut-il regarder cette large proportion de la population comme étant en quête d’une nouvelle intelligence de la foi ? Cette dernière possibilité, qui n’exclut pas la première, nous place devant l’immense défi, non de répéter le bon vieux christianisme qui est rejeté, mais de « revisiter » nos catéchismes et peut-être de re-réformer nos Eglises en vue d’une intelligence renouvelée de la foi. Est-ce compatible avec les imaginaires des catholiques et des protestants engagés aujourd’hui ? Ce n’est pas certain.