LE SOMMAIRE DE LA LOI, par Daniel Levesque

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Exemple

LE SOMMAIRE DE LA LOI, par Daniel Levesque

Pourquoi deux commandements et en quoi sont-ils « semblables »

Références bibliques :

Deut 6 ; 4-5                  

Écoute, Israël ! Le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est UN. Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.

Lev 19 ; 15-18             

15 – Vous ne commettrez pas d’injustice dans les jugements : tu n’avantageras pas le pauvre et tu ne favoriseras pas le grand, mais tu jugeras ton compatriote selon la justice. 18 – Tu ne te vengeras pas ; tu ne garderas pas de rancune envers les gens de ton peuple ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur (YHWH).

Mathieu 22 ; 34-37       34 – Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent. Et l’un d’eux, un légiste, lui demanda pour lui tendre un piège : « Maître, quel est le plus grand commandement dans la loi ? » 37 – Jésus lui déclara : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est là le grand, le premier commandement. Un second lui est semblable (est aussi important) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. »

Marc 12 ; 32-34           

32 – Le scribe lui dit : « Très bien, Maître tu as dit vrai : Il est unique et il n’y en a pas d’autre que lui, et l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices. »   34 – Jésus, voyant que le scribe avait répondu avec sagesse, lui dit : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. » (…)


Si l’on voulait résumer en quelques versets l’enseignement de Jésus, tel que les Évangiles nous le transmettent, il semble difficile de trouver des textes plus fondamentaux que ceux-ci. Ils expriment à la fois la continuité avec la tradition prophétique, et le changement de cap prêché par Jésus avec l’annonce du Royaume de Dieu.

Bien sûr, pour le Chrétien du 21ème siècle, il n’y a rien de nouveau tant nous sommes persuadés de bien connaître cet enseignement. Pourtant le sommaire de la loi pose bien des questions à qui souhaite approfondir sa signification. Pour moi, Il n’a rien d’évident.

Commençons par situer ces paroles. Jésus rassemble deux textes de l’ancien testament, Le texte de Deutéronome 6, v.4-5 « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est le Seigneur UN ! Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force ». Ce commandement est le socle du monothéisme.

Le deuxième texte est un verset du Lévitique (Lev 19 v.18), une injonction d’ordre éthique : « Ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple ; c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Jésus résume toute la Loi à ces deux injonctions : « aime le Seigneur ton Dieu » et « aime ton prochain comme toi-même », qu’il déclare de même importance, littéralement « semblables ».  Enfin, Il n’est pas inutile de rapprocher ce texte d’un autre passage de Mathieu (Mat 5 ; 17) « N’allez pas croire que je sois venu abroger la loi ou les prophètes, je ne suis pas venu abroger mais accomplir ». Jésus résume toute la Loi du Dieu d’Israël dans deux injonctions brèves, une Loi qu’il annonce accomplir en sa personne. Il est clairement dans une logique de continuité avec le Judaïsme des Pharisiens, mais bien loin du légalisme étroit qui tue l’esprit. Il exprime l’esprit de la Loi et, dans le texte de Marc, il reçoit l’approbation de son interlocuteur : le scribe, un spécialiste de la Loi.

Le cadre étant fixé, pour le lecteur que je suis, le message n’est pas aussi limpide, aussi simple qu’il parait. Il suscite plusieurs questions, toutes aussi fondamentales que les affirmations de Jésus. 

  • Qui est ce Dieu qu’il faut aimer de tout son être ? 
  • Comment, où puis-je le rencontrer ? 
  • Que signifie « aimer Dieu de tout son être », à quoi cela m’engage-t-il ?
  • Enfin, en quoi « aimer son prochain comme soi-même » est-il « semblable » à « aimer Dieu de toute sa pensée » ?

On pourrait répondre, vite fait, que c’est le Dieu de la Bible qu’il faut aimer, le Dieu unique des juifs ; mais alors en quoi est-il différent du Dieu des chrétiens ? La question n’est pas anodine puisque le juif Jésus est mort sur la croix, condamné par le Sanhédrin.  Notons aussi au passage que les rivalités entre juifs et chrétiens, comme entre chrétiens, ont fait beaucoup de morts avant que l’on découvre la nécessité du dialogue et de l’accueil réciproque. Entre le Seigneur « Yahweh » du premier testament et le Dieu des Évangiles, lequel faut-il aimer de tout son être ?

Il existe aujourd’hui un troisième monothéisme, l’Islam, qui revendique pour Allah la même exclusivité absolue. Décider qu’il s’agit du même Dieu sous des noms différents ne résout pas la question, puisqu’au sein même de l’Islam les fidèles se déchirent entre ceux qui revendiquent un dieu de paix, un dieu tolérant, et ceux qui, au nom d’Allah, veulent exterminer les tièdes et les infidèles. Laquelle des deux attitudes correspond à « aimer dieu de toute sa force » ?  En résumé, celui qui prétend « connaître » le dieu unique et comment l’aimer de tout son être me semble bien présomptueux.

Le Dieu des trois monothéismes est dit unique, donc à l’origine de tout ce qui existe. Il est par définition créateur de l’univers. Cependant, depuis la période de la Renaissance, l’univers n’a cessé de grossir. La terre a perdu sa position centrale pour une banlieue lointaine de la galaxie. La galaxie elle-même n’est plus qu’une banlieue lointaine dans un amas de galaxies, lui-même perdu dans une immensité qui semble sans limites. Inévitablement, à cet univers énorme, d’une immensité impensable qui réduit l’humain à une poussière insignifiante, correspond un dieu créateur très lointain, immensément lointain, si lointain que j’ai bien du mal à croire qu’il puisse s’intéresser à moi, surtout quand les choses vont mal. Le 20ème siècle nous a fourni bien des exemples du silence de Dieu, que ce soit à l’égard de son peuple élu ou d’autres peuples massacrés.

En résumé, Dieu semble s’éloigner chaque jour un peu plus, dans un monde désenchanté qui ne rencontre que son silence. Alors comment « aimer » ce dieu lointain, que je ne peux même pas me représenter ?  Dans la Bible, Dieu ne cesse de parler à Abraham, à Moïse, aux prophètes. Aujourd’hui, proclamer que Dieu m’a parlé en personne pour me révéler Sa Volonté serait une aventure risquée. Alors comment, et où le rencontrer ? Faut-il renoncer à le prier, ou plutôt le chercher hors du monde, comme une abstraction, se mettre à la recherche d’un nirvana où nous pourrions nous évaporer ?

Jusqu’ici le tableau semble bien sombre. Toutes les issues sont bouchées et je me sens bien incapable d’aimer de tout mon être un Dieu que je ne peux pas voir, ni entendre, ni me représenter puisqu’il est par définition « tout autre ». Le premier commandement, honnêtement, suscite plus de questions que de réponses. Il est temps d’ouvrir la fenêtre pour laisser entrer un peu de lumière.

Dans sa réponse au scribe, Jésus ne s’arrête pas au premier commandement du décalogue, il cite un texte du Lévitique qui renvoie le lecteur vers le prochain, et déclare le second commandement « semblable » au premier, d’égale importance nous dit la TOB. Ce faisant il résume parfaitement le décalogue, les dix commandements qui se divisent sans difficulté en deux parties : les commandements qui concernent l’attitude du fidèle devant son Dieu et ceux qui traitent de l’attitude du fidèle envers le prochain et l’étranger. Dans l’évangile de Luc, au chapitre 10, le même épisode suscite une question du légiste : « mais qui est mon prochain ?» ; question à laquelle Jésus répond avec la parabole bien connue du « bon samaritain ».

Dans les évangiles de Marc et de Matthieu, « qui est mon prochain ? » n’est pas la question. Le point important c’est cette équivalence entre les deux commandements, car l’un ne va pas sans l’autre. La signification de ce lien me semble profonde, fondamentale, car c’est dans la rencontre avec l’autre, mon prochain, que se joue ma rencontre avec Dieu. Pour le philosophe Emmanuel Levinas, ma responsabilité envers cet « autre » que je rencontre est entière, sans restriction ni condition. Il en fait le point de départ, le seul possible, de toute philosophie et de toute théologie. Pour lui, la question première n’est pas « qu’est-ce que l’Être ?», la question ontologique dans le domaine de la philosophie, ou pour le théologien la question « Qui est Dieu ? », deux énigmes fascinantes, inévitables peut-être, mais sans réponses vraiment satisfaisantes. Pour Levinas la question première est : qu’est-ce qui justifie mon existence, pour quoi (en deux mots) et pour qui est-ce que je suis là, en ce monde ?  Question vertigineuse du sens de ce qui est, et de la création voulue par Dieu.

Levinas fait de la rencontre avec l’autre et de la réponse à cette rencontre, la fondation, la condition de l’émergence du sujet éthique, de la personne capable de relation avec l’autre que moi, du « moi » conscient de sa dimension éthique et spirituelle. Le « moi » capable de reconnaître en l’autre un autre « moi-même ». Un autre qui existe sans que je puisse le réduire à un moyen, un instrument au service de ma propre existence. Dans l’acceptation de cette rencontre avec un « autre » irréductible à « moi-même », et de ma responsabilité envers lui ou elle, je cesse d’être prisonnier de mon ego, enfermé dans un destin qui n’a d’autres perspectives que ma solitude et ma mort, le néant, la négation de mon être.

Aimer l’autre « comme soi-même », c’est s’ouvrir à la transcendance de cet autre que je ne pourrai jamais effacer ou instrumentaliser au seul profit de mon ego. Cela vaut pour tous ceux que je rencontre, à commencer par mes parents, mon conjoint, mes enfants, mes collègues et mes contradicteurs, et même mes ennemis.  Il ne s’agit pas de tout céder, de tout accepter, de renoncer à soi-même ; mais seulement d’accepter de voir en l’autre, un autre, différent de moi, mais comme moi-même digne des attentions et du respect dont j’ai moi-même besoin, et que je souhaite trouver chez les autres. Il s’agit seulement d’accepter le questionnement, le dérangement de mon « moi » – mon confort personnel – qui est en jeu dans la rencontre.

Alors, si je suis capable de sortir de ma coquille, de mon ego pour accueillir la transcendance de l’autre, sa différence irréductible avec moi-même, je serai prêt aussi à accueillir la transcendance de ce Dieu qui est « tout autre ». Je serai ouvert à la possibilité d’une rencontre avec Dieu, en dépit de sa transcendance.   

Je crois que ce que m’enseigne le sommaire de la loi, c’est précisément que je ne suis pas là uniquement pour moi-même. Je ne peux pas me réfugier dans une relation exclusive avec un Dieu personnel. Je ne peux pas revendiquer une représentation fanatique de Dieu qui exclurait l’autre, le différent, le mécréant ou l’ennemi. Si je veux entrer dans une relation vraie avec Dieu, je ne peux pas vivre et organiser mes rapports au monde en fonction de mon seul ego, de mon seul intérêt.

En réalité, je n’existe véritablement, je ne suis pleinement moi-même que dans l’acceptation de ma responsabilité envers le prochain. Une responsabilité dont je ne peux pas démissionner, sous peine de me condamner à la solitude de ma coquille et au néant de mon être.  Cette acceptation de l’autre comme un autre moi-même est la condition nécessaire d’une relation vraie avec Dieu, le « tout autre » de la Bible. Si je renonce au second commandement, je ne peux pas accomplir le premier et « aimer Dieu de tout mon être ».

En déclarant le second commandement semblable au premier, Jésus annonce aussi un Dieu bienveillant : littéralement un Dieu qui veille, qui nous veut du bien ; un Dieu que je ne peux rencontrer et comprendre qu’au travers de l’expérience de ma propre rencontre avec le prochain. Nous sommes bien au cœur de l’Évangile, de la Bonne Nouvelle.

La conclusion est donnée par Jésus, dans Marc au verset 34, en réponse au scribe qui l’interrogeait : « Si tu sais cela, tu n’es pas loin du royaume de Dieu ».