L’Ascension

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Exemple

XIII. Il est monté aux cieux.
Il siège à la droite de Dieu, le Père tout-puissant

(Extrait du livre de Bruno Gaudelet : Le Credo revisité, Olivetan, 2015)

Il est probable que le mot « Ascension » n’évoque pour la majorité de nos contemporains rien d’autre qu’un des beaux jours fériés du mois de mai ou de juin.

L’Ascension est l’une des cinq fêtes chrétiennes qui a survécu aux bouleversements de la Révolution française et à la séparation des Églises et de l’Etat en 1905, pour se maintenir au sein de notre calendrier républicain. Mais de quoi est-il question au juste ?
Comment les chrétiens considèrent-ils eux-mêmes le temps de l’Ascension ?
Quelle compréhension ont-ils des récits de Luc et du livre des Actes ?
Quel sens théologique recouvre pour eux l’épisode de l’élévation du Christ-Jésus à la droite de Dieu ?

Ce chapitre tentera d’esquisser une perspective quant à la fonction des récits de l’Ascension et s’efforcera de porter au langage les significations et la portée théologiques de cet article au sein du Credo chrétien.

  1. Fondements bibliques de l’Ascension à la « droite de Dieu »

Il convient tout d’abord de relever que l’Ascension du Christ-Jésus n’est évoquée qu’à la fin de l’Evangile selon Luc et au début du livre des Actes qui fut rédigé par le même auteur comme une suite au troisième Evangile (Lc 24.50-51, Ac 1.9-11). La croyance selon laquelle Jésus est « monté dans les hauteurs » appartient cependant à la foi chrétienne primitive :

 

  • Marc 14.62 et Matthieu 26.64 : « vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite du Tout-Puissant et venant avec les nuées du ciel. »
  • Luc 22.69 : « Désormais le Fils de l’homme, sera assis à la droite de la Puissance de Dieu.»
  • Marc 16.19 : « Le Seigneur, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et il s’assit à la droite de Dieu.»
  • Jean 12.32 : « Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous (les hommes) à moi.»
  • Jean 12.34 : « La foule lui répondit : Nous avons appris par la loi que le Christ demeure éternellement ; comment donc dis-tu : il faut que le Fils de l’homme soit élevé ? Qui est ce Fils de l’homme ?»
  • Actes 2.33 : « Élevé par la droite de Dieu, il a reçu du Père l’Esprit Saint qui avait été promis, et il l’a répandu, comme vous le voyez et l’entendez.»
  • Actes 2.34 : « David n’est pas monté dans les cieux, mais il dit lui-même : Le Seigneur a dit à mon Seigneur ; Assieds-toi à ma droite.» Actes 7.55 : « Mais Étienne, rempli d’Esprit Saint, fixa les regards vers le ciel et vit la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu. »
  • Actes 7.56 : « Il dit : Voici, je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu.»
  • Actes 5.31 « Dieu l’a élevé par sa droite comme Prince et Sauveur, pour donner à Israël la repentance et le pardon des péchés.»
  • Ephésiens 4.8 : « Il est monté dans les hauteurs, il a emmené des captifs, et il a fait des dons aux hommes.»
  • Philippiens 2.9 : « C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom. »
  • 1 Timothée 3.16 : « Et il faut avouer que le mystère de la piété est grand. Celui qui a été manifesté en chair, justifié en Esprit, est apparu aux anges, a été prêché parmi les nations, a été cru dans le monde, a été élevé dans la gloire. »
  • Hébreux 5.9 : « Après avoir été élevé à la perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent l’auteur d’un salut éternel, »

 

Le langage de « l’élévation » et de « l’exaltation » est présent au sein du Premier Testament. Outre les récits qui narrent l’enlèvement d’Hénoch et d’Elie (Gn 5.18s, 2R 2), le langage de « l’élévation » et de « l’exaltation » est utilisé pour évoquer la grandeur de l’Eternel qui est « très élevé » et « exalté » par ses fidèles[1], mais également pour parler du méchant qui « s’élève » pour s’opposer à Dieu[2], ou encore du juste que Dieu « élève » ou « élèvera » en gloire[3]. Le livre des Actes et l’épître au Philippiens appliquent à Jésus le langage de l’exaltation[4].

 

Le thème de la « droite » de Dieu se retrouve aussi dans les épîtres :

  • Romains 8.34 : « Qui les condamnera [les élus de Dieu] ? Le Christ-Jésus est celui qui est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, et il intercède pour nous !»
  • Colossiens 3.1 « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez les choses d’en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu.»
  • Hébreux 1.3 : « Ce Fils, … après avoir accompli la purification des péchés, il s’est assis à la droite de la majesté divine dans les lieux très-hauts. »
  • Hébreux 8.1 : « Or voici le point capital de ce que nous disons : nous avons un souverain sacrificateur qui s’est assis à la droite du trône de la majesté divine dans les cieux.»
  • Hébreux 10.12 : « Mais lui, après avoir présenté un seul sacrifice pour les péchés, s’est assis à perpétuité à la droite de Dieu.»
  • Hébreux 12.2 : « les yeux fixés sur Jésus, qui est l’auteur de la foi et qui la mène à la perfection. Au lieu de la joie qui lui était proposée, il a supporté la croix, méprisé la honte, et s’est assis à la droite du trône de Dieu.»
  • 1 Pierre 3.22 : « Jésus-Christ, qui, monté au ciel, est à la droite de Dieu et à qui les anges, les pouvoirs et les puissances ont été soumis.»

 

Pourquoi une localisation « à droite » ?

 

L’opposition « droite / gauche », dont ont souffert les « gauchers » en Occident jusqu’à une période relativement récente, remonte à la symbolique de la Bible hébraïque qui fait de la droite le côté noble et puissant de Dieu et de l’humain[5]. La « gauche » prend dans cette perspective le sens figuré de la moins bonne part, voire même du « gauchissement » des choses, comme par exemple dans l’Ecclésiaste 10.2 : « Le cœur du sage l’incline à sa droite et le cœur de l’insensé à sa gauche. » L’époque médiévale identifiera la gauche aux ténèbres et au diable. Martin Luther parlera lui-même de l’œuvre de Dieu faite à « main gauche » pour évoquer l’œuvre de colère auquel les humains contraignent Dieu. La localisation du Ressuscité à la droite de Dieu signifie assurément l’élévation la plus suprême et la plus noble qui soit, ainsi que la pleine et totale approbation et communion de Dieu avec le ressuscité.

 

Selon les spécialistes la mention « tout-puissant », qu’emploie ici le Credo à la suite du mot « Père », est une adjonction tardive du VIIe siècle mais l’article de la « montée aux cieux » et du « siège à la droite du Père » remonte bien aux formes les plus anciennes du Symbole* des apôtres.

2. Fonction des récits de l’Ascension du Ressuscité

Les deux récits d’Ascension du Christ dans l’œuvre de l’auteur de Luc et du livre des Actes mettent en scène la croyance en la glorification plénière du Christ Ressuscité et servent à marquer de façon narrative aussi bien le caractère spirituel, « pneumatique », de la Résurrection, que la fin du cycle des apparitions pascales.

 

En somme, à la question qui se posait dans son milieu vers les années 80-90 : « peut-on encore bénéficier aujourd’hui d’une apparition du Ressuscité ? », l’auteur du livre des Actes répond par la négative. D’après lui, les apparitions du Ressuscité qui font autorité pour la foi se sont déroulées durant la période qui sépare Pâque de l’Ascension du Christ. Luc n’entend cependant pas dévaloriser des témoins « post-pascaux » comme Paul[6]. Il évoque en effet à trois reprises, l’apparition du Christ Ressuscité à Saul de Tarse sur le chemin de Damas[7]. Ce que Luc veut porter à la conscience de ses lecteurs, c’est la fonction spécifique qu’assume collectivement le cercle apostolique pour tout le temps de l’Église : être « témoins » au sens légal de la Bible hébraïque qui prescrit qu’un seul témoin ne suffit pas pour attester la véracité d’un fait ou d’une parole[8]. Si Luc n’a aucune peine à décerner à Paul et à Barnabas le titre « apôtre » (Ac 14.14), il n’en reconnaît donc pas moins aux douze la fonction unique d’être témoins du Christ au sens légal de la Bible hébraïque.

 

Pour expliciter clairement la spécificité de la fonction des douze Luc met ainsi en scène, dès le début du livre des Actes, le remplacement de Judas  sous l’impulsion de Pierre : « Ainsi, parmi ceux qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus allait et venait avec nous, depuis le baptême de Jean, jusqu’au jour où il a été enlevé du milieu de nous, il faut qu’il y en ait un qui soit avec nous témoin de sa résurrection. Ils en présentèrent deux : Joseph appelé Barsabbas, surnommé Justus, et Matthias. » (Actes 1.21-22). La fonction apostolique consiste donc pour Luc à « déposer sur l’honneur », conformément aux exigences de la Loi de Moïse, que Christ est ressuscité[9] et à être ses témoins « à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1.8). En somme l’Église est « apostolique » pour autant qu’elle reste édifiée sur le « fondement des apôtres » (Eph 2.20) et quelle fait connaître ce témoignage et cet enseignement apostoliques, transmis aux générations postérieures par les Ecritures canoniques du Nouveau Testament et le ministère de la Parole (1 Co 1.21, Rm 10.14-17). Relevons que c’est précisément parce que les premiers chrétiens ont pris très au sérieux la fonction de témoins des douze et qu’ils se sont efforcés de transmettre à leur tour le témoignage apostolique que le mot grec marturès, « témoin », finit par désigner ceux qui donnaient leur vie pour ce témoignage rendu au Christ. Le mot « martyr » dérive, en effet, du grec marturès, martureô et désigne le « confesseur » de Jésus qui va jusqu’à mourir pour son « témoignage ».

 

Les récits d’Ascension occupent donc la double fonction de mettre un terme au cycle des apparitions qui font autorité pour la foi et de désigner le cercle apostolique comme l’instance officielle qui atteste légalement de l’événement de Pâques.

 

Une troisième fonction doit être cependant reconnue aux récits d’Ascension de Luc et du livre des Actes : celle d’indiquer l’achèvement du salut en Christ. En effet le Christ n’est pas seulement ressuscité, sauvé de la mort, il est aussi « glorifié » et « élevé » à la droite de Dieu. En lui « l’humain nouveau » est atteint, achevé. Il est le Nouvel Adam, l’humain abouti, celui qui est pleinement image et ressemblance de Dieu. Les formules de l’épître aux Colossiens, « Il est la tête du corps, de l’Église, il est le commencement, le premier-né d’entre les morts, afin d’être en tout le premier. Car il a plu (à Dieu) de faire habiter en lui toute plénitude » (Col 1.18-19), expriment l’achèvement et la plénitude atteints par celui que Dieu a « ressuscité » et « glorifié ».

 

Dans le contexte de l’Antiquité tardive, une telle conception de l’élévation et de la glorification du Christ-Jésus ne pouvait pas ne pas entraîner la « divinisation » de Jésus. Si comme le dit Paul en 1 Co 15.44 Jésus a été semé, comme tout être humain, soma psychikon, « corps naturel », puis ressuscité soma pneumatikon, « corps spirituel », s’il est devenu « un esprit vivifiant » et s’est assis à la droite de Dieu, Jésus est-il encore un être « humain » ? N’est-il pas au contraire devenu un « dieu » ? Le problème de cette orientation théologique, c’est qu’elle contredit inévitablement le monothéisme hébreu qui assure que Dieu est UN[10].

Pour sortir de cette difficulté, les docteurs de l’Église ancienne ont peu à peu forgé, au milieu de bien des intrigues et d’un grand nombre d’excommunications, la doctrine de la Trinité. Cette doctrine (que nous aborderons plus loin avec l’article relatif au Saint-Esprit) ne présente certes nullement un trithéisme, comme le croient bien des Juifs et des musulmans, mais constitue une tentative de repenser l’être de Dieu en incluant la diversité dans l’Unité de l’essence divine. Or si de ce point de vue la doctrine de la Trinité comporte un élément particulièrement intéressant et stimulant pour penser Dieu – qui peut tout à fait devenir une « idole » s’il est envisagé sur le mode anthropomorphique de l’unité – il reste que le dogme trinitaire, moment important de l’Église impériale, est une construction théologique et philosophique datée qui s’appuie sur une façon d’interpréter la Bible difficilement défendable depuis l’avènement de l’exégèse* et de l’herméneutique* modernes[11]. Aujourd’hui que la critique biblique nous a  appris à distinguer entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi et que l’herméneutique* nous a rendus attentifs aux déterminations qui structurent et orientent tout système et toute doctrine, la question se pose de savoir s’il faut répéter sempiternellement les dogmes de la tradition élaborée à partir d’un arrière-plan culturel, philosophique, théologique et herméneutique* qui n’est plus du tout le nôtre ? Ou s’il faut, à l’inverse, essayer de repenser l’espérance dans le salut de Dieu annoncé par Jésus et les apôtres, en reprenant, à frais nouveaux, les données bibliques évoquant la notion d’achèvement impliquée par la symbolique biblique de la Résurrection et de la Glorification du Christ-Jésus ?

 

Si durant des siècles l’Église s’est efforcée de faire la synthèse entre le message du rabbi de Nazareth et l’enseignement des premières communautés chrétiennes sur Jésus, nombre de théologiens et de chrétiens ont aujourd’hui la conviction que l’espérance de la Résurrection confessée par Jésus, implique un développement sur le devenir de l’être humain, signifié tout particulièrement au travers des récits relatifs à sa Résurrection, son Ascension et sa glorification à la droite de Dieu. Certes, pour autant que ces récits ne soient pas interprétés dans le sens de la divinisation de Jésus, mais au sens du modèle ou de l’archétype de l’humain abouti et achevé que présente le symbole* même de l’Ascension.

 

Il est manifeste, en effet, dans une perspective d’interprétation très paulinienne, que le Jésus glorifié de l’Ascension représente le nouvel Adam, c’est-à-dire l’humain accompli et abouti. Or, puisque Christ est « prémices » comme dit Paul, c’est-à-dire le premier et le modèle de ce que nous sommes appelés à être (1 Co 15.20, 23), nous devons considérer la Résurrection et la glorification de Jésus-Christ comme une illustration de ce que l’humain est appelé à devenir. Semé soma psychikon (corps naturel) comme Jésus, l’humain est appelé à connaître le même destin, c’est-à-dire à devenir soma pneumatikon (corps spirituel). Si Christ est devenu un « esprit vivifiant » au matin de Pâques, la résurrection fera de chacun un « esprit vivifiant ». S’il a été glorifié à la droite de Dieu, nous le serons aussi avec lui (Rm 8.30). Les différentes images et représentations utilisées dans le Nouveau Testament pour dire le salut de Jésus de la mort et l’aboutissement de son être dans le Royaume de Dieu (Résurrection, métamorphose, ascension, élévation, exaltation, glorification) disent rien de moins que le salut et la glorification de l’humain dont Jésus est le modèle d’accomplissement et d’achèvement.

 

Cette notion « d’achèvement » – incluse dans l’image de l’Ascension à la droite de Dieu – se révèle particulièrement pertinente pour nos existences marquées par toutes les formes d’inachèvement qu’entraînent la vieillesse et la mort. L’allongement (tout relatif) de la durée de vie dont se flatte notre époque, nous permet, certes, d’accomplir un plus ou moins grand nombre de choses et certains de nos potentiels, mais nos tâches, nos amours, nos vies, ne sont jamais totalement achevés. Le ressenti de l’inachèvement entraine le regret de devoir laisser une vie non achevés et contredit par conséquent notre aspiration à l’achèvement. Or, c’est précisément de la force de cette aspiration à l’achèvement que pointe l’espérance de l’achèvement de notre être par-delà la mort. L’espérance de la vie spirituelle en Dieu que présente la foi en la Résurrection et l’Ascension du Christ à la droite de Dieu n’est au fond rien d’autre que l’attente respectueuse que Dieu fasse aboutir et achève l’être qu’il nous a donné.

 

Le salut de la mort pour un « être avec Dieu » implique l’achèvement de notre être, et c’est ici le sens théologique des récits d’Ascension du Christ à la droite de Dieu. Jésus glorifié est prémices, archétype, modèle et symbole* de l’être humain achevé, pleinement abouti, image et ressemblance de Dieu. Il est l’être nouveau, le nouvel Adam devenu « participant » à l’Esprit Saint et à la nature divine (2 P 1.4, Hb 3.14 et 6.4)[12].

 

3. Langage narratif et apologétique chrétienne

Outre cette triple fonction signalée jusqu’ici, les récits de l’Ascension visent aussi à diffuser en langage allégorique, ce que les chefs du judaïsme orthodoxe pouvaient appeler la propagande chrétienne sur Jésus.

Dans ces années 85-90 où Luc et le livre des Actes furent rédigés, le mouvement chrétien ressortissait, ne l’oublions pas, du milieu juif. Il formait, jusque dans les années 70, rien de moins qu’une branche du judaïsme. Or, comme dans toute religion qui connaît des courants, chaque parti affute ses arguments et met au point son apologétique pour faire valoir ses affirmations et ses revendications. Ainsi, tandis que les Pharisiens restructuraient le judaïsme autour d’eux à Yabneh, petit village du nord-ouest de la Galilée, en prenant tout particulièrement soin d’exclure les chrétiens de leur mouvement[13], les chrétiens prêchaient pour leur part que Dieu avait envoyé Jésus pour inaugurer une nouvelle Alliance et que seuls les « aveugles » et les « sourds » spirituels ne reconnaissaient pas l’onction qui lui était donnée (Luc, Mt, Jean 9.38-39).

 

Pour que leurs parents et amis restés fidèles à la synagogue reconnaissent que Jésus était le nouvel instrument de Dieu dans l’histoire de la Révélation, les premiers disciples n’hésitèrent pas à présenter le rabbi de Nazareth en s’inspirant des profils que leur offrait la Bible hébraïque. Les personnages de Moïse et d’Elie servirent de modèles pour affirmer que Jésus était un nouveau Moïse instaurant une Nouvelle Alliance et un prophète marchant avec la puissance d’Elie. Tout lecteur du Nouveau Testament instruit des récits de la Bible hébraïque (Premier Testament) pourra d’ailleurs constater que les Evangiles, les épîtres et l’Apocalypse fourmillent d’images et d’allusions qui renvoient au Canon des Ecritures juives, comme illustration et justification des revendications chrétiennes concernant Jésus-Christ.

 

Dans cette perspective de décryptage, le lecteur des deux Testaments remarquera que les récits de l’Ascension du Christ-Jésus en Luc et dans le livre des Actes empruntent largement leurs références au Premier Testament :

a) Le motif de l’Ascension renvoie en premier lieu au Patriarche Hénoch[14], mais surtout au prophète Elie : « Alors Élie prit son manteau, le roula et en frappa les eaux, qui se partagèrent çà et là, et ils passèrent tous deux à sec. Lorsqu’ils eurent passé, Élie dit à Élisée : « Demande ce que tu veux que je fasse pour toi, avant que je sois enlevé d’avec toi ». Élisée répondit : « Qu’il y ait sur moi, je te prie, une double part de ton esprit ! » Élie dit : « Tu demandes une chose difficile. Mais si tu me vois pendant que je serai enlevé d’auprès de toi, cela t’arrivera ainsi ; sinon, cela n’arrivera pas ». Comme ils continuaient à marcher en parlant, voici qu’un char de feu et que des chevaux de feu les séparèrent l’un de l’autre. Alors Élie monta au ciel dans un tourbillon. Élisée regardait et criait : « Mon père! Mon père ! Char d’Israël et sa cavalerie ! » Puis il ne le vit plus. Saisissant alors ses vêtements, il les déchira en deux morceaux et ramassa le manteau qu’Élie avait laissé tomber. Puis il retourna et s’arrêta au bord du Jourdain ; il prit le manteau qu’Élie avait laissé tomber, il en frappa les eaux et dit : « Où est l’Éternel, le Dieu d’Élie ? » lui aussi, il frappa les eaux qui se partagèrent çà et là. Élisée passa.» (2 R 2.8-14).

b) Le motif des quarante jours se retrouve dans plusieurs récits de la Bible hébraïque :

  • Le Déluge dura quarante jours (Genèse 7.4, 7.12, 17, 8.6).
  • L’embaumement de Joseph dura quarante jours (Gn 50.3).
  • Moïse fut dans la nuée et monta sur la montagne quarante jours et quarante nuits avant de recevoir les tables de la Loi (Ex 24.18, 34.28, Dt 9.9, 11, 18).
  • Les espions qui inspectèrent le pays de Canaan furent de retour quarante jours après leur départ (Nb 13.25, 14.34).
  • Moïse fut dans l’affliction quarante jours après la révolte d’Israël (Dt 9.18, 25).
  • Il obtint la grâce de l’Eternel après quarante nuits (Dt 10.10).
  • Goliath a lancé son défi aux soldats d’Israël pendant quarante jours (1 S 17.16).
  • Elie marcha quarante jours avec la force que lui donna le gâteau et l’eau de l’ange de l’Eternel et pu ainsi atteindre la montagne de l’Horeb (1 R 19.8).
  • Enfin Jonas annonça le jugement à Ninive durant quarante jours avant que les habitants se repentent devant Dieu (Js 3.4).

c) La nuée qui enveloppe Jésus dans son Ascension fait référence à la nuée (ciel) où Dieu plaça l’arc-en-ciel après le Déluge (Gn 9.13), mais renvoie évidemment aussi à la nuée qui accompagne Israël dans son exode vers la Terre Promise (Ex 13.21) et qui enveloppe Moïse dans son ascension sur la montagne (Ex 24.18, 34.28).

 

Ces différentes références vétérotestamentaires font sens. Luc sous-entend qu’il faut regarder Jésus comme un messager de Dieu aussi puissant, si ce n’est plus, que Moïse et Elie. Par conséquent, de même qu’Elisée, disciple d’Elie, reçoit une double part de l’esprit d’Elie parce qu’il a assisté à son élévation dans le ciel, de même les apôtres de Jésus, qui l’on vu être élevé dans la nuée, ont reçu le jour de la Pentecôte une part de l’Esprit qui reposait sur Jésus, et avec eux tous ceux qui confessent l’élévation de Jésus à la droite de Dieu.

 

Evidemment, pour les Juifs orthodoxes, la comparaison du rabbi Galiléen qui avait été crucifié, avec Moïse ou avec Elie, tenait presque du blasphème. « Comment pouvez-vous comparer un crucifié avec Moïse et avec Elie ? », s’insurgeaient-ils. Pour les chrétiens, il fallait au contraire être réfractaire au Saint Esprit de Dieu pour ne pas reconnaître que Jésus était un grand prophète de la dimension de Moïse et d’Elie et refuser le nouveau chapitre de la Révélation qui venait de s’ouvrir dans la continuité des promesses faites aux pères : celui de l’élargissement de l’Alliance à toutes les nations, conformément à la promesse faite à Abraham en Genèse 12.3, « en toi seront bénies toutes les familles de la terre ».

 

Les récits de l’Ascension et de la glorification de Jésus-Christ disent ainsi, à l’aide du langage et des références bibliques du Premier Testament, aussi bien la grandeur et la puissance de Jésus, comparable désormais à Moïse et à Elie, que l’accomplissement de la promesse faite à Abraham concernant toutes les familles de la terre, vers lesquelles sont envoyés les disciples de Jésus, de Jérusalem jusqu’aux extrémités du monde (Ac 1.8).

Envoi

Les récits d’Ascension de Luc sont riches de sens sur plusieurs plans :

  • la nature spirituelle de la résurrection.
  • le caractère accompli du cycle des apparitions pascales,
  • l’autorité de l’institution apostolique dans l’Église,
  • la promesse de l’achèvement de l’humain en devenir,
  • et sur l’accomplissement de la promesse abrahamique d’une bénédiction pour toutes les nations.

Jésus a « renversé le mur de séparation » qui divisait Juifs et Gentils*, dit l’Epître aux Ephésiens, il a élargi l’Alliance à toutes les familles de la terre (Eph 2.14). Toutes les nations doivent désormais savoir que Dieu n’est nullement une menace, un juge ou un potentat insensible et cruel, mais qu’il est tout au contraire un Père favorable à tout être humain, à qui il donne la vie, le mouvement et l’être (Ac 17.28). C’est déjà le message de la Pentecôte qui se dit ici, mais l’Ascension présente davantage que la Pentecôte l’idée d’achèvement. Les récits de l’Ascension nous redisent encore aujourd’hui que Jésus a fait aboutir l’universalité de la foi monothéiste et donc que nous autres Gentils*, nous ne sommes, effectivement pas des « gens de passage », comme le dit l’Epître aux Ephésiens, mais bien, comme nos frères juifs, « les concitoyens des saints, les membres de la famille de Dieu » (Eph 2.19).

 

Pasteur Bruno Gaudelet

 

Notes :

[1] Voici quelques textes relatifs à l’élévation de Dieu :

– Psaumes 47.9 : « à Dieu sont les boucliers de la terre. Il est souverainement élevé. »

– Psaumes 97.9 : « Car toi, Éternel … Tu es souverainement élevé au-dessus de tous les dieux. »

– Psaumes 99.2 : « L’Éternel est grand dans Sion, c’est lui qui est élevé au-dessus de tous les peuples. »

– Psaumes 113.4 : « L’Eternel est élevé au-dessus de toutes les nations, sa gloire est au-dessus des cieux. »

– Esaïe 2.11 : « Les regards arrogants de l’être humain seront abaissés, et l’orgueil des hommes sera courbé. L’Éternel seul sera élevé ce jour-là. » Idem Esaïe 2.17

– Esaïe 5.16 : « L’Éternel des armées est élevé par le droit. »

– Esaïe 6.1 : « L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé. »

– Esaïe 33.5 : « L’Éternel est élevé, car il habite en haut. »

Et voici quelques passages concernant l’exaltation de Dieu par les fidèles :

– Samuel 22.47 : « Vive l’Éternel, et béni soit mon rocher ! Que Dieu, le rocher de mon salut, soit exalté. » Idem Psaumes 18.46

– Psaumes 35.27 : « Qu’ils poussent des acclamations et se réjouissent, ceux qui prennent plaisir à ma justice, et que sans cesse ils disent. Exalté soit l’Éternel, qui veut la paix de son serviteur ! »

– Psaumes 40.16 : « Que ceux qui aiment ton salut Disent sans cesse. Exalté soit l’Éternel ! » Idem Psaumes 70.4.

 

[2] Psaumes 13.3 : « Jusques à quand mon ennemi s’élèvera-t-il contre moi ? »

– Daniel 11.7 : « Un rejeton de ses racines s’élèvera à sa place ; il viendra vers l’armée, il entrera dans les forteresses du roi du nord, en disposera à son gré et se rendra puissant. »

– Daniel 11.36 : « Le roi fera ce qu’il voudra ; il s’élèvera, il se glorifiera au-dessus de tous les dieux et il dira des choses incroyables contre le Dieu des dieux ; il prospérera jusqu’à ce que la colère soit consommée, car ce qui est résolu s’accomplira. »

– Matthieu 23.12 : « Qui s’élèvera sera abaissé, et qui s’abaissera sera élevé. »

– Matthieu 24.24 : « Car il s’élèvera de faux christs et de faux prophètes, ils opéreront de grands signes et des prodiges au point de séduire si possible même les élus. »

– Luc 14.11 : « En effet quiconque s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé. »

– 2 Thessaloniciens 2.4 : « l’adversaire qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu ou qu’on adore, et qui va jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu et se faire passer lui-même pour Dieu. »

[3] – Psaumes 89.19 : « J’ai prêté mon secours à un héros, j’ai élevé du (milieu du) peuple un jeune homme. »

– Matthieu 23.12 : « Qui s’élèvera sera abaissé, et qui s’abaissera sera élevé. »

– Luc 1.52 : « Il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles, »

[4] – Actes 19.17 : « la crainte s’empara d’eux tous, et le nom du Seigneur Jésus fut exalté. »

– Philippiens 1.20 : « Mais maintenant comme toujours, Christ sera exalté dans mon corps, avec une pleine assurance, soit par ma vie, soit par ma mort. »

[5] Voici quelques textes significatifs :

  • Exode 15.6 : « Ta droite, ô Éternel ! est magnifiée par sa vigueur ; ta droite, ô Éternel ! a écrasé l’ennemi.»
  • Exode 15.12 : « Tu as étendu ta droite, la terre les a engloutis.»
  • Exode 29.20 : « Tu égorgeras le bélier ; tu prendras de son sang, tu en mettras sur le lobe de l’oreille (droite) d’Aaron et sur le lobe de l’oreille droite de ses fils, sur le pouce de leur main droite et sur le pouce de leur pied droit, et tu répandras le sang sur le pourtour de l’autel.»
  • Job 40.14 : « Alors moi-même, je te célébrerai, car ta droite aura été ton salut !»
  • Psaumes 16.8 : « Je contemple l’Éternel constamment devant moi, quand il est à ma droite, je ne chancelle pas. »
  • Psaumes 16.11 : « Tu me feras connaître le sentier de la vie ; il y a abondance de joies devant ta face, des délices éternelles à ta droite.»
  • Psaumes 60.5 : « Afin que tes bien-aimés soient délivrés, sauve par ta droite et réponds-nous ! »
  • Psaumes 63.8 : « Mon âme est attachée à toi ; ta droite me soutient.»
  • Esaïe 48.13 : « Ma main a fondé la terre, et ma droite a déployé les cieux, je les appelle, et ensemble ils se présentent. »
  • Esaïe 62.8 : « L’Éternel l’a juré par sa droite et par son bras puissant. »

 

[6] En 1 Co 15.3-9 Paul met pour sa part sur un plan d’égalité l’apparition du Christ dont il dit avoir été témoin et celles attestées par le cercle apostolique.

[7] Actes 9.1-22, 22.3-16, 26.9-20.

[8] Deutéronome 19.15 : « Un seul témoin ne suffira pas contre un homme pour constater une faute, un forfait, un péché quelconque qu’on peut commettre ; un fait ne pourra s’établir que sur la déposition de deux ou de trois témoins. » Cf. Deutéronome 17.6.

Matthieu 18.16 : « Mais, s’il ne t’écoute pas, prends avec toi une ou deux (personnes), afin que toute l’affaire se règle sur la parole de deux ou trois témoins. »

1 Timothée 5.19 : « Ne reçois pas d’accusation contre un ancien, si ce n’est sur la déposition de deux ou trois témoins. »

2 Corinthiens 13.1 : « Je vais chez vous pour la troisième fois. Toute affaire se réglera sur la déclaration de deux ou de trois témoins. »

[9] Actes 2.32 : « Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité ; nous en sommes tous témoins. »

  • Actes 3.15 : « Vous avez fait mourir le prince de la vie, que Dieu a ressuscité d’entre les morts ; nous en sommes témoins.»
  • Actes 5.32 : « Nous sommes témoins de ces choses, de même que le Saint-Esprit que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent.»
  • Actes 10.41 : « non à tout le peuple, mais aux témoins choisis d’avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui, après sa résurrection d’entre les morts. »
  • Actes 13.31 : « Il a été vu pendant de nombreux jours par ceux qui étaient montés avec lui de la Galilée à Jérusalem, et qui sont maintenant ses témoins auprès du peuple.»

[10] Voir p. 47ss, 65ss, 83ss, 174ss, 180, 214.

[11] Voir p. 181ss.

[12] Notons ici que 2 Pierre 1.4 ne dit pas que les fidèles seront « divinisés » au sens d’un devenir « divin », mais qu’il leur faut « devenir participant de la nature divine, en fuyant la corruption qui existe dans le monde par la convoitise », ce qui vise manifestement la « sainteté » et donc l’effort de « sanctification » vers lequel doit tendre le fidèle.

[13] Voir les livres de Dan Jaffé et de François Blanchetière dans la bibliographie p. 321.

[14] Genèse 5.24 : « Hénoch marcha avec Dieu, puis il ne fut plus, parce que Dieu l’enleva. »