La Vie en abondance, vécue d’abord comme un don, par Laurent Condamy

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Exemple

La Vie en abondance, vécue d’abord comme un don, par Laurent Condamy

Frères et sœurs,

En introduction, je vous propose de replonger dans vos souvenirs de latin, car je vais pratiquer maintenant devant vous ce que la rhétorique nomme « la captatio benevolentiae », c’est-à-dire, par quelques mots, une recherche de bienveillance de l’auditoire. Un pasteur peut se permettre de s’en passer, même si Bruno y a parfois recours ; pour un prédicateur laïc, ce petit artifice le rassure et il se dit : « Disons quelques petits mots qui vont capter l’intérêt et qui vont mettre en bonne condition pour écouter le propos de ce matin ». L’artifice ainsi confessé, rentrons dans deux petites histoires :

La première me ramène à un temps bien lointain. Un jour d’été, alors que nous étions à la campagne avec mes parents et que la chaleur appesantissait et les corps et les esprits, j’avais trouvé le moyen de tromper mon ennui de cette manière : j’observais une file ininterrompue de fourmis laborieuses, qui s’affairaient autour du cadavre d’une mouche ; je les regardais puis, consciencieusement, je les écrasais les unes après les autres. Voilà mon père qui vient, probablement inquiet de ne pas m’entendre ; « Et que fais-tu ? » ; « Rien, je regarde ces fourmis ». « Et tu t’amuses à les écraser, à ce que je vois ; pourquoi ? ». J’aurais pu lui répondre que je m’ennuyais. Mais c’était risqué : au mieux, la réponse aurait été : « Eh bien, prends un livre » ; au pire, mais ce n’était certainement pas à exclure, ça aurait pu être : « Dans ce cas, allons rendre visite à tes devoirs de vacances, que tu n’as pas encore regardés ». Donc, je ne répondis rien. Mon père était médecin, c’était plus qu’une profession, c’était sa passion. Par l’exercice de la médecine, par une forme d’atavisme aussi, il chérissait la vie et je l’ai vu une fois pleurer devant nous, de tristesse, de rage, de n’avoir pu sauver l’un de ses patients, mort sous ses yeux d’une brutale hémorragie. Ce jour-là, mon père ne m’a pas disputé, encore moins fessé. Mais, en me regardant droit dans les yeux, il m’a dit : « Très bien. Ce que tu fais là, n’importe quel imbécile peut le faire. Ce n’est pas difficile d’écraser une fourmi ; elle est toute petite, et avec ton doigt, tu le fais très bien. Seulement, je vais te poser une question. Tu montres que tu sais très bien écraser une fourmi, c’est-à-dire que tu la tues. Mais sais-tu en faire une ? ». Puis il est parti. Depuis, je répugne à écraser une fourmi, même si, comme nous tous, je n’hésite pas trop longtemps à prendre une bombe insecticide quand une colonie s’installe dans la cuisine.

Seconde histoire, plus courte : avec ma femme, nous avons eu la chance de visiter dimanche dernier une superbe exposition au Museum d’histoire naturelle à Paris ; dans la Grande galerie de l’évolution, se tient encore pour quelques semaines une exposition qui s’intitule « Pierres précieuses ». Le propos, didactique, est simple : mettre en regard des pierres, des gemmes, mais aussi des coraux, des perles, à l’état natif, avec des créations de joaillerie de haut vol. Dans une vitrine, de bas en haut, on part par exemple d’un diamant à l’état brut, puis, en remontant, on voit toutes les combinaisons possibles de ce diamant, qui peut être jaune, rose, bleu, à l’état natif ; puis enfin, une somptueuse parure de diamants taillés de différentes manières, montés en diadèmes, en pectoraux, etc,  etc. Ainsi, d’un côté, la splendeur et la polymorphie de ces pierres, à l’état brut, telles qu’elles ont été créées et de l’autre, la non moins grande splendeur et la non moins grande ingéniosité des créations, humaines cette fois-ci.

Vous allez me dire : mais que viennent faire ici ces deux histoires ? Quel rapport entre elles ? Et quel rapport avec les textes que nous venons d’entendre ?

Eh bien, je vais vous répondre un seul mot : La Vie.

La Vie, polymorphe, qu’il s’agisse de celle d’une fourmi ou de la lente métamorphose de quelques cristaux, sous l’action du feu, de la pression… La Vie, la vie telle que créée, telle que donnée, telle que voulue ; la Vie en abondance, en surprises, en découvertes permanentes. Et en face, les femmes et les hommes que nous sommes, capables du pire et du plus bête – écraser des fourmis -, et capables aussi de créer, de magnifier, et avant tout de comprendre.

Pour nous, ici, ce matin, l’illustration du dialogue entre la Création, divine, et les créations, du pire au meilleur, humaines.

« j’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité, pour aimer l’Eternel, ton Dieu, pour obéir à sa voix, et pour t’attacher à lui ».

Cette vie, que nous soyons nous-mêmes dans la peine ou dans la joie, cette vie nous est donnée, offerte, et offerte en abondance. Le voyons-nous ? Y sommes-nous attentifs ? En sommes-nous bien conscients ? Qu’en faisons-nous ?

C’est ce à quoi je vous propose de réfléchir ensemble ce matin. En deux temps : ce qui nous est offert et qui nous précède ; puis, ce que nous en faisons, ce que nous sommes appelés à en faire :

Ce n’est, je crois, ni se montrer paganiste, ni polythéiste, que de dire et de convenir, en contemplant la Création, qu’elle est admirable, inattendue, protéiforme, sans cesse renouvelée, sans cesse à découvrir ; que son abondance éclate, comme une source jamais tarie, toujours renouvelée ; et qu’elle ne peut que nous inviter à la louange, et, j’ose le dire, à la Grâce.

Qu’il s’agisse d’une fourmi ou d’un minéral ; qu’il s’agisse, a fortiori, de ce qui nous entoure, de notre quotidien, et puis, surtout, du regard que nous portons sur nos frères et nos sœurs et en retour de celui qu’ils portent sur nous.

L’un de vous m’a dit, un dimanche matin : quand je me lève, je vais à la fenêtre, je l’ouvre, je contemple tout ce qui est devant moi, et je dis merci. N’est-ce pas là, au fond, une manière de dire notre émerveillement, jour après jour, et de rendre grâce pour tout ce qui nous est donné, offert ?

Encore faut-il que nous le voyions ; je prends un tout petit exemple : en plein hiver, nous regardons les arbres dépourvus de leurs feuilles, et nous nous désolons du temps, de la froidure, et de cet arbre comme mort. Mais avons-nous alors la conscience qu’il est tout simplement en période de repos, et qu’il reverdira le moment venu ? Et si nous nous le disons alors, ne repartons-nous pas, ragaillardis et de nouveau plein d’élan ?

En vérité, même si les exemples que je vous présente sont bien petits, ce qui nous est ainsi offert, proposé, donné, est immense. Pour nous, chrétiens, ceci est l’œuvre de Dieu. Et c’est comme cela que se présente, à mes yeux, le psaume 23 : Devant moi tu dresses une table, face à mes adversaires. Tu parfumes d’huile ma tête, ma coupe est enivrante. 6 Oui, bonheur et fidélité me poursuivent tous les jours de ma vie, et je reviendrai à la maison du SEIGNEUR, pour de longs jours. –

De cette vie offerte et offerte en abondance, que faisons-nous, que pouvons-nous faire ?

Tout seul, chers frères et sœurs, cela aurait été pour moi une tâche bien difficile pour continuer à réfléchir avec vous ce matin.

Mais j’ai eu la bonne fortune de lire, il y a quelques années, un ouvrage qui m’a beaucoup marqué et dont les réflexions me servent maintenant pour cette suite : c’est une réflexion du philosophe Jacques Ellul, dans une profonde interrogation sur « Mort et espérance de la résurrection ». Et avant de s’interroger sur ce que peut signifier le mot et l’idée de la mort, Jacques Ellul consacre de longs développements à la vie, la vie qui est au centre de nos interrogations ce matin.

Ellul cite ce passage de Qohelet : « Pour tous les vivants, il y a une chose certaine : un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Car les vivants savent qu’ils mourront ; mais les morts ne savent rien du tout ; pour eux, il n’y a plus de rétribution, puisque leur souvenir est oublié. Leurs amours, leurs haines, leurs jalousies ont déjà péri ; ils n’auront plus jamais de part à tout ce qui se fait sous le soleil » (9, 4-6).

« Tant que l’homme est vivant, il a devant lui des possibles ». Et, « même si l’homme est déterminé par ses conditions de vie, il n’y a jamais aucun mécanisme : ces facteurs agissent sur l’homme, mais voici qu’il les rassemble en un faisceau, qu’il les combine, que ces facteurs ne produisent pas automatiquement les mêmes effets sur des personnes différentes. L’homme saisit bien volontiers tel élément pendant qu’il se défend contre un autre, et les combinaisons qu’il peut effectuer entre tous ces phénomènes agissant sur lui sont innombrables. Il est une caisse de résonance … ».

Et, un peu plus loin : « … on constate la spécificité du vivant, et au sein du vivant, de l’homme. … La « personne » … est bien un centre de décision autonome. La Mort est très précisément la disparition de cette possibilité d’autonomie. … L’homme mort n’a plus aucune force, aucune autonomie, aucune capacité de décision, aucune possibilité de se changer et de changer ».

« Le vivant … c’est celui qui a une autonomie par rapport à Dieu … et qui a donc cette aptitude, soit à participer à l’intention de Dieu – à entrer dans son action, à vouloir ce que Dieu veut – ou aussi bien à s’opposer à la volonté de Dieu ».

« Seul le vivant glorifie Dieu », tel que le dit le psaume 115 au verset 17. Et ce Dieu qui nous offre cette vie, et qui l’offre en abondance en la plaçant devant nous, ce Dieu est avant tout le Dieu des Vivants, du vivant.

Ellul encore : « Le mort n’a aucune utilité dans le dessein de Dieu, il n’a aucune force à mettre à son service, il est dépouillé de toute possibilité d’intervention ».

Frères et sœurs, c’est vivant que Dieu nous voit et nous veut ; c’est donc ici et maintenant qu’il nous faut vivre, en vivre ; ce ne sera pas après, et certainement pas lorsque notre corps ne sera plus. Là, dépouillé, ne voulant plus, ne pouvant plus ni accomplir le dessein ni nous y opposer, nous ne servirons plus. Mais alors, nous serons dans la seule grâce de Dieu, et nous lui remettrons ce que nous aurons été.

Ainsi, dans cette vie qui nous est donnée, avançons, avançons bravement, que nous fassions, que nous acceptions, que nous refusions. Avançons sans crainte. Et, je crois, donnons.

Inscrivons nos vies dans cette recherche du don, et donnons pleinement, donnons sans compter, donnons sans nous retourner, nous qui sommes usufruitiers, de passage, et propriétaires de rien ! Donnons abondamment ; un sourire, une parole, une écoute, une contribution, une pensée, un écrit, un acte ; les possibilités du don sont infinies, non pas « pour » ou « en vue de », mais bien « en raison de », « parce que » nous sommes avant tout au bénéfice de ce qui nous est donné.

Et que pourrions-nous faire d’autre, alors que nous n’emporterons rien ? Gens de passage, dont la mémoire s’effacera au bout de quelques générations, à quoi nous servirait une crispation sur nous-mêmes, sur nos éventuelles possessions ?

C’est bien ici et maintenant – le fameux « hic et nunc » – que nous devons répondre au don abondant qui nous est fait ; jour après jour, et sans crainte de faire mal, de faire peu, de faire trop peu.

Que craindrions-nous en effet ?

38 Donnez et on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu’on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous. »

Amen.