Situation de la théologie dans la modernité, puis aujourd’hui dans la « post »​ ou « l’ultra »​ modernité

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Situation de la théologie dans la modernité, puis aujourd’hui dans la « post »​ ou « l’ultra »​ modernité

I. Comment définir ce que sont la modernité et la postmodernité ?

Si les temps modernes commencent dans les manuels scolaires avec la Renaissance et la Réforme, le terme « modernité » a été forgé pour désigner la culture inédite qui prend son essor dans la foulée de la Révolution Française. En arrière-plan de ce mouvement sociétal et culturel, il y a bien sûr les Lumières au dix-huitième siècle, où émerge un sujet humain conscient de son autonomie, ainsi que le développement des sciences[1].

Mais c’est dans la foulée de l’ère industrielle et technologique au dix-neuvième siècle, au fur et à mesure des changements sociétaux liés à l’urbanisation et à la sécularisation du monde, que la modernité s’implante durablement en tant que culture engendrée et liée par un type de rationalité spécifique. Sur le plan politique les royaumes ou empires deviennent des Etats démocratiques et laïcs. Les nations s’organisent et se gouvernent désormais sur la base du politique et du droit, et s’émancipent des pouvoirs cléricaux. Les religions ne sont pas dévaluées, mais refoulées du pouvoir temporel et renvoyées à leurs rôles spirituels ; aux côtés d’ailleurs des associations laïques participant elles aussi au monde du sens (ordres maçonniques, libre pensée, etc.).

Au commencement de la « modernité » nul ne sait encore, bien sûr, que nous sommes au début d’une nouvelle ère culturelle spécifique. Les sociétés occidentales sont alors structurées par la vision religieuse du monde que le christianisme a établi depuis des siècles[2]. Aussi est-ce sous les auspices d’un véritable conflit entre « laïcs éclairés » et « croyants fidèles » défenseurs de la foi (ou de Dieu) que se focalise l’avènement de la modernité dans l’après Révolution Française. La guerre des deux France est déclarée[3]. Les écrits des philosophes des Lumières ont ouvert la voie à l’esprit de la « modernité ». Leur idée phare, axiologique, impulsée par leurs ouvrages et correspondances abondantes (notamment pour Voltaire), se rapporte à la nécessité de rendre à la Raison ce qui lui appartient, c’est-à-dire le monde phénoménal, mais surtout la capacité de connaitre et de juger. De cette idée phare naitront les premiers systèmes philosophiques idéologiques de la modernité, à savoir : le rationalisme, le positivisme, le scientisme, et l’historicisme ; systèmes dont la terminaison en « isme » indique le caractère doctrinaire, voire prosélyte[4].

Ces idéologies de la première modernité, sont des « péchés de jeunesse » de la modernité, mais il faut reconnaître qu’elles ont rendu de bons services à la théologie. Leurs critiques ont en effet largement contribué à ce que les théologiens confrontent les contenus de la foi avec les découvertes des sciences et révisent leur credo ; notamment dans les milieux protestants où nait la théologie libérale. Cela dit, leur grand et véritable apport à la théologie, fut l’initiation des théologiens à l’esprit de la modernité dont le principe de base consiste à distinguer entre le réel et le fictif, entre le phénoménal et le nouménal, entre le naturel et le surnaturel, entre l’historique et le mythique, entre le fait avéré et le légendaire, entre le scientifique et l’opinion, entre le théologique et le magique. Les théologiens libéraux adoptent la rationalité moderne, réforment la théologie protestante classique qui interprétait la Bible de façon assez littérale, et commencent à penser en « modernes » distinguant entre la vision du monde mythique de la prémodernité et la vision scientifique du monde qu’instaure la rationalité moderne. Bientôt la distinction entre le « Jésus de l’Histoire » et le « Christ de la foi » révolutionnera la théologie chrétienne de fond en comble.

II. La postmodernité est encore et toujours de la modernité

Fort bien dira-t-on, tout ceci est parfaitement connu et a donné lieu à une multitude de livres qui rempliraient des bibliothèques entière[5]. La distinction en revanche entre « modernité et « postmodernité » est moins évidente pour beaucoup. Comment la caractériser ?

Le mot « postmodernité », redevable à Jean-François Lyotard, est apparu dans les années 1970-1980 pour exprimer le sentiment d’une rupture avec ce qui sous-tendait la modernité[6]. Sont mises en cause, notamment, les idéologies rationalistes de la première modernité, ainsi que les idéologies du « progrès » promettant l’amélioration des conditions d’existence de tous par la science et la technologie. Il est manifeste par exemple que notre génération n’a plus le même rapport aux grands récits idéologiques qui fondaient et véhiculaient la vérité officielle en matière d’histoire, de politique, de religion, de science ou d’économie. Manifeste aussi que notre société est devenue la société de la fragmentation des individualités, des modes de vie, des croyances et des savoirs. Notre société relativise, de fait, les systèmes ou les idéologies qui prétendent à la vérité. Elle se veut une société de la différence revendiquée parfois même contre la norme. Elle porte aux nues le primat de l’épanouissement personnel. Enfin, elle se trouve, et c’est nouveau, traversée par une profonde lame de fond qui entraine une certaine dévaluation, voire un certain désenchantement, du rationnel et de la raison prônée par la modernité triomphante. Aussi, même si le terme « postmodernité » est discutable et suscite un débat parmi les chercheurs en sciences humaines, ceux-ci s’accordent pour relever les différents déplacements et mouvements pointés par les penseurs « postmodernes » [7].

 Des mutations et de la nouveauté sont bien survenues au sein de la culture moderne, mais ces mutations et cette nouveauté ne s’inscrivent pas par-delà la modernité, elles constituent bien davantage sa progression et son aboutissement logique. C’est pourquoi d’aucuns préfèrent parler « d’hypermodernité » ou « d’ultramodernité » plutôt que de « postmodernité », terme qui pourrait laisser entendre qu’une nouvelle ère vient de succéder à la modernité. L’hyper ou l’ultra modernité, voire la « postmodernité » (pour ceux qui ne refusent pas le mot), consiste de fait, non en l’avènement d’une nouvelle ère ayant mis un terme à la modernité, mais en une explication critique de la modernité avec elle-même, avec ses idéologies, ses métarécits et ses croyances ; explication critique qui va de pair avec une pénétration de la rationalité critique de la modernité en tous domaines, y compris au niveau des principes de la rationalité elle-même[8].

Quel que soit le nom qu’on lui donne, « hypermodernité » ou « ultramodernité » ou « postmodernité », la culture inédite engendrée par le type de rationalité des Lumières, constitue un « axe » qui ne cesse de se développer et de se démarquer de « l’axe » culturel, ou même civilisationnel, des cultures antérieures animées et déterminées par des types de rationalité indéniablement prémodernes.

III. Religions et post ou hyper modernité

En s’expliquant de façon critique et méthodologique avec ses premières idéologies, la modernité s’est progressivement détachée de son rationalisme primaire et a admis : d’une part que l’expérience humaine et le savoir débordent le plan du monde phénoménal, et d’autre part que tout est en constante évolution et en demande de réinterprétation permanente. Les sciences qui étudient le monde phénoménal ont pris conscience des déterminations du sujet observant et analysant, mais aussi que toute analyse, paradigme méthodologique ou explication empirique, inclue une dimension herméneutique avec ce que cela implique de conditionnements et de subjectivité[9]. Quant aux disciplines de l’esprit qui étudient le monde nouménal (le mot grec « noûs » signifie « esprit »), elles s’efforcent de traiter avec rigueur méthodologique les phénomènes sociaux ou humains, mais dans la conscience renouvelée, notamment par l’herméneutique, que la méthodologie, même scientifique, n’est nullement une garantie d’exactitude empirique et de vérité[10].

C’est dans ce contexte hypermoderne ou postmoderne où les idéologies de la modernité ont été déconstruites, qu’un philosophe de la dimension de Gianni Vattimo a pu déclarer : « il n’y a plus aujourd’hui de raisons philosophiques plausibles et fortes d’être athée, ou du moins de rejeter la religion »[11]. Et c’est dans ce contexte où la question de Dieu n’est plus tabou qu’un discours théologique ayant intégré la rationalité et les méthodes d’analyse de la modernité est non seulement possible, mais surtout utile et très largement attendu. C’est tout l’objet de mon travail théologique.


[1] Sur les Lumières voir le précieux deuxième volume de l’Histoire de la philosophie d’Emile Bréhier (II/ XVIIe – XVIIe siècles, Paris Quadrige / PUF, 1990 (1930 et 1938). Ainsi que le pédagogique ouvrage collectif Les Lumières, Tome I, collection Magazine littéraire, Nouveaux regard, dirigée par Laurent Munez, Sophia publications, 2013.

[2] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964). Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985 ; Un monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions Ouvrières, 2004.

[3]Emile Poulat,

[4] Emile Bréhier, Histoire de la philosophie (III/ XIXe – XXe siècles, Paris Quadrige / PUF, 1989 (1964).

[5] Nous nous limiterons à l’indispensable ouvrage de Peter L. Berger, l’impératif hérétique, Les possibilités actuelles du discours religieux, Van Dieren Éditeur, 2005 (1979).

[6] Pour une esquisse du débat sur la « postmodernité », outre les ouvrages ci-dessus mentionnés, nous renvoyons à : Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. Gianni Vattimo, La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987. André Gounelle, Dans la cité. Réflexion d’un croyant, Paris, Van Dieren Éditeur, 2002, p. 179-181. Peter L. Berger, l’impératif hérétique, Les possibilités actuelles du discours religieux, Van Dieren Éditeur, 2005 (1979).

[7]L’avantage des préfixes « hyper » ou « ultra » consiste dans leur capacité à dire la « radicalisation » d’une logique, d’une idéologie ou d’une doctrine. L’avantage du préfixe « post » est d’indiquer un regard auto-critique et une distanciation de la modernité sur elle-même, concernant ses motifs ou ses principes. Les deux usages me semblent complémentaires, pour autant que le préfixe « post » ne soit effectivement pas pris au sens de « fin » ou de « terme » de la modernité.

[8] Sur la critique de la modernité et de ses idéologies voir : Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996, (1960). Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. Richard Rorty, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990, (1979). Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988. Et Vérité et justification, Paris, Gallimard, 2001, (1999). Gianni Vattimo, La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987.

[9] Karl Popper a révolutionné l’épistémologie scientifique alors déterminé par l’empirisme de Hume en introduisant le critère de la réfutation (falsification) qui tempère le poids de la vérification (cf. Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973/1934, pp. 76-135). Dans La connaissance objective (Paris, Flammarion, 1998 /1979) il met en cause le scientisme et reconnait la dimension herméneutique des sciences que l’on oppose à tort, selon lui, aux humanités (cf. pp. 283-288). L’ouvrage de Thomas Kuhn pointant la nature évolutive des sciences qui changent cycliquement de paradigmes est aussi le témoin des bouleversement épistémologiques du vingtième siècle qui ont radicalement fait vieillir le scientisme, le positivisme, l’empirisme et même l’historicisme engendré par le rationalisme de la première modernité (cf. Thomas, La structure des révolutions scientifiques, traduit par Laure Meyer, Paris, Flammarion, 1983 (1962).

[10] C’est la démonstration phare d’Hans-Georg Gadamer à l’encontre du méthodologisme de Wilhelm Dilthey, notamment dans Vérité et méthode, Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, op. cit., pp. 238-262).

[11] Gianni Vattimo, Espérer croire, Paris, Seuil, 1998 (1996), p. 19.

[12]Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.

[13]Guy Michelat, Julien Potel et Jacques Sutter, L’héritage chrétien en disgrâce, Paris, L’Harmattan, 2003 pp. 79-88, pp. 95ss.

[14] La philosophie s’intéresse à ce qui est ; la métaphysique à l’être de ce qui est ; la théologie à la question de Dieu que la tradition monothéiste et chrétienne considère à l’origine de l’être de ce qui est. Sur la situation de la théologie en postmodernité, voir le volumineux ouvrage sous la direction de Pierre Gisel : « La postmodernité : mise en place et enjeux » dans La théologie en postmodernité. Actes du 3e cycle de théologie systématique des facultés de théologies de Suisse romande, op. cit., p. 14ss.

14Nelly Pappas, Jean-Pierre Rodriguez et 12 autres personnes1 commentaire2 partagesJ’aimeCommenterPartager