La parabole des talents, Pasteure Emmanuelle Seyboldt

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Exemple

La parabole des talents, Pasteure Emmanuelle Seyboldt

Dimanche 2 février 2020 – Neuilly

Matthieu 25, 14-30

Si certains textes bibliques bercent le lecteur ou l’auditeur de paroles douces qui parlent d’amour, de pardon, d’accueil, d’autres au contraire lui font dresser l’oreille. C’est sans doute le cas de cette histoire que l’évangile de Matthieu nous rapporte, de la bouche de Jésus.

Quand je dis « dresser l’oreille », il faudrait sans doute que je dise plutôt « dresser les cheveux sur la tête » tant ce texte est difficile à entendre et à comprendre.

Si j’étais à la place de Xi Jinping – j’ai lu qu’il voulait expurger la Bible des contenus non compatibles avec le communisme chinois – je commencerais par supprimer ce texte. Un problème de moins !

Regardons un peu tout ce qui est inacceptable dans cette parabole :

Tout d’abord, la situation maître – esclave. Déjà, ça part mal. Ce mode de relation n’est plus accepté ni acceptable aujourd’hui. Du coup, est-ce qu’on peut quand même attendre quelque chose d’un texte qui parle d’une situation tellement périmée ?

Ensuite, l’inégalité est présentée comme une donnée préexistante. 5 talents à l’un, 2 au deuxième et seulement 1 au dernier, parce que le maître, dit le texte, donne à chacun selon ses capacités. Une inégalité de départ renforcée encore par ce que donne le maître. Comment le lecteur pourrait-il supporter cela (surtout s’il estime ne pas être le premier…) ?

La finale, bien sûr, c’est le bouquet : alors que le serviteur rend le talent au maître, alors qu’il n’en a rien perdu, pas un gramme, le maître le lui enlève – alors qu’il n’a rien enlevé aux deux autres – et le jette dehors avec des menaces. Le tout finissant sur cette curieuse maxime « Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a. » Rassurez-moi, même un patron ultra-libéral ne parlerait pas comme cela, non ?

Et si on prend un peu de distance et qu’on se rappelle qu’Evangile signifie Bonne Nouvelle, c’est encore plus compliqué : où est la bonne nouvelle, dans la parabole des talents ? Que celui qui est hyper-riche le sera encore plus ? Le problème c’est que cela n’a aucune cohérence avec ce que Jésus proclame par ailleurs, et justement tout de suite après avoir raconté cette histoire, Jésus enchaîne avec l’annonce du jugement dernier où le Fils de l’homme sépare les moutons et les chèvres et où les bénis sont ceux qui ont nourri les affamés, donné à boire aux assoiffés, recueilli les étrangers, visité les malades et les prisonniers…

Pour embrouiller encore les choses, on pourrait aussi se rappeler que Jésus a dit qu’on ne pouvait servir deux maîtres à la fois : Dieu et l’argent…

Quelle cohérence ? Quelle Bonne Nouvelle ?

Dans l’histoire de l’interprétation, cette parabole a servi à idéaliser le travail, à encourager ceux qui se dévouent corps et âme à leur métier, à pousser ceux qui ont « des capacités » pour qu’ils les mettent en valeur, à parler de la dimension vocationnelle du travail, bref tout cela ne rend pas justice au texte, me semble-t-il, et même cela a passablement dénaturé cette parabole. Je ne crois pas que Jésus veuille dire : vous avez des dons, c’est super, faites-les fructifier ! Et si vous ne le faites pas, ce n’est pas bien !

Je ne le crois pas, parce que dans l’évangile de Matthieu cette parabole fait partie des derniers mots, du dernier message délivré par Jésus avant son arrestation. Il y a un texte équivalent à cette parabole dans l’évangile de Luc, qui est encore plus cruel puisqu’il finit avec l’exécution de ceux qui ont contesté la royauté du maitre. Et ce texte se situe juste avant l’entrée de Jésus à Jérusalem. Dans les deux cas, le contexte donne un caractère particulièrement grave à ces paroles. Et dans l’évangile de Matthieu qui nous intéresse aujourd’hui, Jésus annonce les temps de détresse qui précèdent le retour du Fils de l’homme et l’avènement du règne des cieux.

Jésus veut faire comprendre à ses disciples comment vivre ce temps difficile entre sa mort et sa résurrection – et son retour : quelle attitude, quelle vigilance, quel comportement, dans l’attente du jugement dernier qui révèlera le choix de chacun.

Jésus prépare ses disciples à vivre sans lui dans un temps dont personne ne connaît la durée, même pas lui, et dont la seule certitude est son absence.

Comment vivre sans le Christ et dans l’attente de sa venue ? C’est la situation que nous connaissons aujourd’hui. Comment vivre alors que Dieu est silencieux ? Comment nous trouvera-t-il quand il reviendra ? Je dirai même : comment vivre de manière juste, ou, pour reprendre un professeur d’éthique « comment faire pour bien faire ? ».

Pour moi la première clef de compréhension de cette parabole réside dans ces fameux talents. L’homonymie nous a entrainés vers une interprétation trop simple. Un « Talanton » valait 6.000 francs-or, soit 17 années de salaire pour un ouvrier agricole. En donner 5 représente 85 années de salaire, si je compte bien. La démesure du don, même pour un seul talent, cette démesure fait penser au semeur de la parabole qui envoie des grains partout, même dans les cailloux, les mauvaises herbes et sur le chemin. Cette démesure rappelle encore l’arbre issu du grain de moutarde, qui accueille tous les oiseaux du ciel, ou la pêche miraculeuse, la multiplication des pains, et même les noces de Cana !

C’est la générosité du Maître que veut souligner la parabole, le don incroyable qu’il fait, et qu’il ne reprendra pas ! Sa visite aux serviteurs n’a pas pour but de récupérer son bien, qui est donné une fois pour toute, mais pour se réjouir de ce que le don a produit de fruits. Pour les deux premiers serviteurs, les mots du maître sont « bon et digne de confiance = croyant = celui qui a la foi ».

Il ne s’agissait pas de savoir bien gérer, d’être un bon économe ou un bon entrepreneur, mais d’avoir reçu ce don « dans la foi » et d’avoir vécu avec ce don « dans la confiance ».

La phrase du Maître « entre dans la joie de ton maître » fait écho à d’autres joies dans les évangiles : la joie d’Elisabeth et de Marie dans leur rencontre, la joie des Mages, la joie de ceux qui trouvent un trésor, la pièce perdue, la brebis perdue dans les paraboles, la joie des disciples revenant d’Emmaüs…

La situation du 3ème serviteur nous permet de vérifier la pertinence de cette compréhension. Il rend le talent en disant au maître « prends ce qui est à toi », alors que les deux autres avaient toujours apporté « ce qu’ils avaient gagné en plus, et pas le don initial ». En fait, le 3ème serviteur n’a jamais accepté le don, il a toujours considéré que cela appartenait au maître. Il n’a pas accepté, ou il n’a pas compris qu’il était pleinement bénéficiaire d’un tel don.

Ensuite ce qu’il dit du maître est incroyable. « Tu es un homme dur qui moissonne où il n’a pas semé… ». L’image qu’il se fait du maître lui interdit de recevoir le cadeau somptueux que celui-ci lui a fait. Le maître lui fait peur si bien qu’il ne peut accepter ce don somptueux et qu’il ne peut en user avec confiance. Sa propre compréhension l’emprisonne complètement. Il a fermé sa prison de l’intérieur.

Ce 3ème homme ne nous est-il pas bien familier ? N’avons-nous pas parfois du mal à accepter la confiance totale que Dieu nous fait. Ne sommes-nous pas plus souvent conduits par la peur de perdre, plutôt que par la joie de partager la Bonne nouvelle de l’amour de Dieu pour nous et pour tous ? Quand nous sommes à l’heure des choix, peut-être que ce texte peut nous aider à déverrouiller nos propres peurs et à accepter la confiance que Dieu place en nous. Si Dieu nous fait préalablement confiance, il nous invite à comprendre qu’il a aussi confiance en ceux qui nous entourent.

Tout cela est bien beau, mais l’Eglise dans tout ça, me direz-vous ?

Il en va pour nos vies comme pour l’Eglise.

Par ce récit, Jésus prépare ses disciples à vivre sans lui, dans la confiance en l’immense cadeau que sera sa propre vie donnée pour tous.

En s’en allant Jésus laisse la place à la communauté des croyants, pour qu’elle continue son œuvre en son absence. Et il lui fait pour cela une confiance entière. Être dans le monde les instruments de la présence du Seigneur absent vaut bien l’image de ces sommes gigantesques.

Ce que le Maître, le Christ nous confie, ce sont ses propres dons, ce qu’il a apporté dans le monde, sa vie. Finalement, c’est lui-même qui se donne pour être transmis, puisqu’il est Parole de Dieu.

La tâche confiée aux croyants est de transmettre cette Parole, chacun selon ses « capacités », littéralement, « dunamis » en grec, ce qui peut se traduire par « force », « puissance ».

De ce mot grec est dérivé notre mot « dynamique » qui traduit bien ce que signifie l’expression « fidélité active » !

Pour cela, les deux serviteurs fidèles se sont mis à l’ouvrage, ils ont pris des risques, avec une joie qui transparaît dans leur rapport de gestion, et que leur maître va magnifiquement partager avec eux.

C’est la joie du Royaume qui s’exprime et se vit ici entre le maître et ses disciples !

Comment entendre la mise en garde ?

Ce qui caractérise le troisième serviteur, c’est qu’il n’a rien compris au projet du maître. Rien compris, ou rien voulu comprendre. Il s’est construit du maître une image fausse : celle d’un tyran arbitraire et injuste, qui justifie sa paresse, son fatalisme, qui l’enferme dans la peur et une logique de passivité.

Certes il met soigneusement à l’abri le talent d’argent confié, mais comme un objet stérile. Comme un chrétien qui ne croirait pas qu’il est associé à son Seigneur, qu’il est coopérateur de Dieu, qui ne croirait pas à la confiance qui lui est faite, qui n’aurait ni espérance ni amour, seulement une religion qui ne mène à rien, sinon à la peur. Il reçoit, en conséquence, la « récompense » qu’il peut attendre d’un maître injuste. … Il s’exclut lui-même du Royaume !

Alors que l’avenir inquiète, que le climat se dérègle, que la société se transforme, l’Eglise protestante unie se trouve à la croisée des chemins (ce constat est valable aujourd’hui, comme il l’a été dans tous les temps !) : saura-t-elle vivre dans la confiance de ce qu’elle a reçu de son Seigneur, ou va-t-elle se recroqueviller sur sa peur pour préserver une identité fantasmée, en oubliant que le cœur de sa joie c’est la Bonne nouvelle du don de Dieu en Jésus-Christ ? Tout est entre nos mains, nous avons tant reçu !

Amen