1. Journal Réforme
Si elle n’échappe pas à la subjectivité de l’auteur, la théologie narrative se fonde sur des thèses théologiques, estime le théologien Bruno Gaudelet.
Texte publié
Il ne faut pas confondre « narratologie » qui est une forme d’exégèse s’intéressant aux structures et aux stratégies littéraires d’un récit, et « écriture narrative » ou « discours narratif » (prédication, conte) qui ressortent du roman et de l’art oratoire. Ceux-là peuvent devenir les vecteurs d’une « théologie narrative » lorsque des thèses théologiques y sont présentées ou débattues.
La littérature (religieuse et philosophique) abonde en œuvres qui ont usé du genre littéraire romanesque pour exprimer leurs thèses. Songeons pour la philosophie aux dialogues de Platon, au Candide de Voltaire ou aux Lettres persanes de Montesquieu.
Côté religieux, c’est la majeure partie de la Bible, les écrits intertestamentaires, les évangiles apocryphes et bien sûr les midrash talmudiques qui recourent abondamment au genre romanesque.
Une pratique ancienne
Ils ouvrent en cela la voie aux légendes des saints rassemblées par Jacques de Voragine dans La Légende dorée, aux contes et fabliaux du Moyen Âge ; mais aussi aux récits théologiques de Dante (La Divine Comédie), de John Milton (Le Paradis perdu), de John Bunyan (Le Voyage du pèlerin), de C. S. Lewis (Le Roi lion, Narnia) ou encore de Gerd Theissen et son admirable L’Ombre du Galiléen.
Que la théologie s’allie au roman, à la narration, n’a donc rien de nouveau ni de révolutionnaire, mais certains se demandent si le théologien-romancier ne serait pas davantage en proie à la subjectivité et à l’arbitraire interprétatif ?
Comme si un écrit argumentatif offrait une garantie ou un contrepoison contre la subjectivité et l’arbitraire… En vérité, qu’un récit soit écrit sous forme argumentative, poétique, narrative ou empruntant au registre de la métaphore, c’est au contenu « propositionnel » – comme on dit en philosophie analytique – qu’il faut regarder.
Le genre littéraire n’est qu’un mode d’expression. C’est de fait au regard de ce que « dit » une œuvre qu’on peut décider de la qualité et de la plausibilité de son univers interprétatif.
Quoique la plupart des articles, livres et sommes théologiques revendiquent leur sérieux et leur scientificité, c’est toujours à l’interprétation des auteurs – et notamment à leur subjectivité – que nous avons affaire.
Esprit critique
La littérature théologique à prétention scientifique serait-elle moins sujette aux bavardages d’auteurs, aux paraphrases de textes bibliques, aux dadas des courants théologiques, aux réminiscences (voire aux plagiats) d’autres livres, aux particularismes interprétatifs, aux préjugés non éprouvés… Quelle blague !
C’est au contenu propositionnel, à son attache avec le texte biblique, à la validité des présupposés de l’interprète, à la cohésion des résultats avec les savoirs acquis, à la cohérence de l’ensemble et à sa plausibilité, que la validité d’une production théologique se mesure, non à son genre littéraire.
La théologie narrative ne réclame ni plus ni moins d’esprit critique que la théologie argumentative. L’une et l’autre produisent du bon et du médiocre. Renoncer, par principe, à l’analyse critique de l’une et de l’autre, ce serait simplement renoncer à faire de la théologie.
Bruno Gaudelet est pasteur et philosophe, auteur de la série sur Jacques dans Réforme, publiée en juillet 2019
Quand l’Évangile se raconte, Bruno Gaudelet, Olivétan, 2019, 128 p.
2. Journal Réforme :
Recension et Interview de Bruno Gaudelet par Jean-Marie de Bourqueney pour le journal Réforme n°3810 du 11 juillet 2019
(texte intégral)
Vous êtes théologien et philosophe (post-doc à l’EPHE), comment est née l’idée de ce livre ?
Le présent livre est avant tout le recueil des émissions enregistrées pour le Carême protestant sur France Culture. L’idée de retravailler mes prédications narratives du vendredi saint – fruits de mes recherches en narratologie, mais aussi en écriture romanesque – a trouvé sa concrétisation à cette occasion.
La démarche que vous nous proposez s’éloigne des formes classiques, comment la définir ?
L’exégèse narrative – initiée des travaux des sciences littéraires – n’est plus une nouveauté. La plupart des spécialistes de l’exégèse historique et critique lui ont consacré eux-mêmes plusieurs ouvrages théoriques ou pratiques ; notamment D. Marguerat et G. Theissen pour ne citer qu’eux.
Quel est l’objectif de la lecture narrative ?
Elle permet de « sentir » le texte et de penser avec lui dans son horizon de sens. Elle nous fait redécouvrir que l’étude des textes bibliques ne se limite pas aux questions de dates, d’authenticité, de contextes ou « d’historicité ». Elle nous ouvre à ce que Ricoeur appelait le « monde du texte ».
Raconter l’évangile, n’est-ce pas courir le risque d’un déficit d’exégèse au profit de l’imaginaire du prédicateur ?
Il ne faut pas confondre la prédication et l’écriture narrative avec l’exercice du conteur – qui n’est d’ailleurs pas dénué de valeur. Il n’y a pas de prédication narrative sans les ressources de l’exégèse historique et littéraire et celles de l’exégèse narrative. Le genre littéraire romanesque est différent de l’exégèse savante, mais non moins expressif. Il n’y a pas en outre, d’un côté les travaux de l’étude critique qui ressortiraient de la pure « objectivité », et de l’autre ceux de la narratologie qui relèveraient de la « subjectivité » de l’interprète. Toute exégèse, savante ou narrative, dépend toujours de la compréhension – et donc de l’imaginaire sans lequel nul ne peut penser – de celui qui les produit.
Peut-on se passer d’une explication analytique ?
La narratologie est une forme d’exégèse. La véritable question est « comment décider si une interprétation est recevable ou non ? » La question se pose pour tous types d’exégèse, critique ou narrative, comme pour tout système théologique. L’attache de l’interprétation avec le texte, la validité des présupposés de l’interprète, la cohésion des résultats avec les savoirs acquis, la cohérence de l’ensemble, sa plausibilité, … voilà quelques-uns des critères efficaces pour éprouver la valeur et la recevabilité d’une interprétation.
Pensez-vous que cette méthode d’approche et de transmission du texte biblique peut intéresser un nouveau public ?
Tout est possible sous le soleil, mais il faut se garder d’opposer l’outil critique et l’outil narratif. Mieux vaut utiliser toute la palette des outils et combiner les méthodes, car le but n’est pas l’outil ou la méthode, mais la « fusion des horizons » entre textes et lecteurs en vue de la compréhension et de l’avènement du « penser avec le texte » qui est le gage d’une saine herméneutique.
Vous êtes spécialisé en herméneutique, c’est-à-dire dans l’étude des conditions et des processus de l’interprétation, est-ce une mise en pratique de vos recherches en la matière que vous présentez en ce livre ?
Bien vue ! L’herméneutique n’est pas un outil ou un auxiliaire de la théologie ou de l’exégèse – comme le croit à tort nombre de gens – mais toute théologie et toute exégèse sont herméneutique. Quand l’Evangile se raconte est un essai d’herméneutique pratique.
3. Recension de Marie-Claire Gaudelet
Mon Père m’ayant fait l’honneur et la joie de me dédicacer son dernier livre, je ne pouvais guère refuser la présentation de cet ouvrage dont j’ai suivi les différentes étapes de réflexion et de composition.
Une œuvre issue de la prédication
Notons avant tout que chacune des narrations rassemblées dans ce livre sont le fruit de la prédication. Je me souviens des veillées du vendredi saint – nous habitions Perpignan- où sont nées ces figures narratives. Dans une ambiance feutrée, entre chants et partage de la cène où nous goûtions le pain azyme, l’un des disciples du rabbi galiléen nous rejoignait à travers le temps et l’espace. Bien sûr le témoignage qu’ils nous livraient, était fictif. L’enjeu de ces narrations n’étaient pas de reconstruire historiquement la rencontre bouleversante de ces personnages avec Jésus, mais plutôt de nous faire comprendre, au moyen d’une mise en scène finement conçue, ce dont ils témoignaient. A partir de l’étude sérieuse et approfondie des textes bibliques qu’implique toute prédication, en tenant compte des débats soulevés par la critique exégétique et sur la base de son expérience pastorale, mon père avait imaginé à la manière d’un metteur en scène les dialogues et le cheminement intérieur d’une Marie-Madeleine, d’un Pierre ou encore d’un Paul. Ces personnages et plusieurs autres, ont ensuite été repris et « augmentés » pour les mêmes occasions liturgiques à Neuilly ; ce qui a nourri une correspondance théologiquement argumentée entre mon père et moi. C’est sans surprise mais néanmoins avec enthousiasme que j’ai appris l’adaptation radiophonique de ces récits pour les émissions de Carême diffusées sur France Culture.
Une œuvre théologique
Dans sa Préface, mon père écrit : « il n’y a pas de prédication narrative sans les ressources de l’exégèse historique et littéraire, d’une part, et celles de l’exégèse narrative d’autre part ». Chacun sait que l’herméneutique, philosophique et théologique, est son grand sujet. Il lui a consacré sa thèse et sa post-thèse. Lui-même ne se cache pas d’avoir voulu présenter ici un essai d’herméneutique appliqué sous forme narrative, c’est-à-dire de présenter au travers de ses personnages une démonstration d’interprétation par l’exemple. Cette méthode est aussi employée dans la tradition juive (notamment talmudique) pour illustrer les concepts abstraits au moyen des midrash (procédé littéraire mettant en scène ou débattant des idées). On notera ici, la maîtrise des débats et des discussions soulevés par l’exégèse historique et critique, mais également ses orientations théologiques. En effet, Quand l’Evangile se raconte reprend et illustre un certain nombre de points théologiques présentés dans Le Credo revisité. Par exemple le message de Pierre sur le pardon, le sens des récits de Pâques chez Marie-Madeleine et Paul ou encore le discours de Jésus sur Dieu (théo-logie) renvoient aux interprétations exposés dans Le Credo revisité (particulièrement les chapitres II, III, V, XII, XXII, etc.).
Une œuvre multidisciplinaire
Nous venons d’évoquer l’herméneutique théologique et philosophique, arrêtons-nous quelques instants sur l’exégèse narrative. La narratologie s’intéresse aux procédures littéraires qu’un auteur utilise pour construire son récit. L’exégèse narrative vise à cerner le sens du texte pour lui-même. Pour y parvenir, elle s’efforce de discerner le type de narrateur convoqué par l’auteur, le type de lecteur idéal du récit, le fil et le nœud de l’intrigue, la façon dont les personnages sont façonnés et bien sûr la ou les thèses de l’auteur. J’utilise moi-même ce type de lecture et d’analyse dans ma paroisse de saint Paul à Strasbourg, et je constate en direct les vertus pédagogiques et l’efficacité de cette façon de lire et de faire lire les récits bibliques. Au final, Quand l’Evangile se raconte, convoque et entrecroise plusieurs champs disciplinaires. Comme mon père me l’écrivait au moment où il rendait son manuscrit à l’éditeur : « Monsieur et madame Toutlemonde y verront des contes distrayants, le romancier et le scénariste s’intéresseront à la construction des personnages et aux trames, l’exégète historico-critique y retrouvera des questions débattues, le narratologue distinguera entre le narrateur premier et le narrateur secondaire, entre le lecteur réel et le lecteur implicite et dissertera sur l’intrigue, le théologien y trouvera une méta-théologie et l’herméneute une méta-herméneutique en dialogue avec l’école. Voilà qui promet de beaux débats. »
Exemples d’interprétation qui font sens
Parmi les différentes interprétations mises en scène dans les narrations j’en relèverai deux qui me paraissent théologiquement signifiantes : celle de Thomas et celle de Nicodème.
- Arrêtons-nous tout d’abord sur le personnage attachant de Thomas, jumeau du lecteur en quête de « vérité absolue». Dépeint comme un homme attaché à la hokhmah, la sagesse hébraïque, le personnage de Thomas conçoit la foi comme l’expérience de la présence de Dieu dans nos vies. Cette expérience ne relève pas du domaine visible et quantifiable. Elle est de l’ordre de la relation personnelle et de la confiance placée en Dieu. Cette conception éclaire sous un nouveau jour la parole « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! ». Dans cet optique, les récits de miracles illustrent la restauration de cette relation avec Dieu. Pour le dire autrement, les guérisons opérées par Jésus dans les Evangiles représentent en actes ce que la Bonne Nouvelle accompli dans la vie de ceux qui l’accueillent. Tel est le commentaire théologique et spirituel que nous livre ici le personnage de Thomas. Un commentaire qui combine en filigrane les différentes données de la recherche exégétique sur le Jésus historique et sur le contexte de rédaction des évangiles. La narration de Thomas met ainsi en lumière le « Jésus Maître de sagesse » ou hassidique des évangiles. L’interprétation qu’il donne des récits de miracles, lie quant à elle les données de l’exégèse critique sur le contexte sanitaire de l’époque, la tradition du « Jésus guérisseur » révélé par la recherche historique, mais aussi – et ce n’est pas de moindre importance – les données de la recherche sur la rédaction des évangiles, recherche qui s’intéresse à la façon dont les évangélistes ont écrit et utilisé leurs matériaux.
- La narration de Nicodème a pour sa part le mérite de brosser un tableau narratif sous l’angle des adversaires de Jésus. Nicodème est dépeint comme un personnage honnête qui, tout en exposant la gêne ou les craintes des pharisiens, suit un cheminement intérieur qui vient à bouleverser sa perception du rabbi galiléen et son interprétation de la Torah. La thématique théologique de la nouvelle naissance, comprise comme une naissance à la vie spirituelle, devient en effet la clef de lecture des récits vétérotestamentaires et notamment du récit de l’Exode. Cette mise en scène narrative tient non seulement compte du contexte historique des auteurs des évangiles marqué par des tensions à la fois externes – avec les synagogues juives – et internes – avec des courants hétérodoxes tel que le gnosticisme – mais elle rappelle aussi les racines juives du christianisme naissant. Les évangélistes étaient bien entendu eux-mêmes juifs ! C’est donc dans le réservoir biblique vétérotestamentaire qu’ils puisent leurs références et les symboles pour les réinterpréter.
Un reproche
Fille ou pas fille de l’auteur, point de recension sans que soit souligné le plus « objectivement » possible, au moins un reproche. Selon moi l’introduction n’avertit pas suffisamment le lecteur non-spécialiste de la narratologie de la « nature » herméneutique de l’ouvrage (ce qui, soit dit en passant, est un comble pour un spécialiste de l’herméneutique). « Tu as bien essayé Papa de prévenir tes lecteurs dans ton Introduction que tes narrations relevaient de l’herméneutique et non d’une quête historique aussi impossible qu’improbable. Mais, de mon point de vue, tu n’as pas suffisamment expliqué que la narratologie relève du commentaire théologique et fonctionne comme le midrash au sein de l’exégèse juive. Certes, les discours que tu places sur les lèvres de tes personnages proposent des solutions herméneutiques à de multiples débats exégétiques et théologiques soulevés par les récits bibliques. Mais il faudra être davantage explicite dans la prochaine édition si tu ne veux pas que le piétiste de base te reproche de réécrire les évangiles ou confondent entre tes interprétations et le leurre du fondamentalisme qui cherche à établir la vérité historique des personnages bibliques. D’ici là, tout de même well done Dad ! ».
Pasteure Marie-Claire Gaudelet
4. Recension de Gilles Castelnau
Les 6 conférences de carême traditionnelles de l’Église protestante Unie ont été faites cette année par le pasteur Bruno Gaudelet. Il pratique la méthode de la « narratologie » qui consiste, comme son nom l’indique à narrer les récits bibliques.
Il ne s’agit pas d’une lecture fondamentaliste qui présenterait ces histoires comme des vérités historiques. L’auteur connaît parfaitement et pratique avec compétence la science historique et critique qui s’efforce de replacer les textes et leur message dans le milieu social, politique et religieux de l’époque qui les a produits.
Mais justement, Bruno Gaudelet comme les autres biblistes narratologues, n’en propose pas une lecture littérale – qui serait le plus souvent non crédible pour nos esprits modernes. Il ne cherche pas à faire de l’exotisme et à imaginer un réalisme d’une époque d’ailleurs impossible à atteindre.
Il narre les histoires comme elles se présentent dans la Bible : rédigées dans la langue grecque de l’Empire romain et non dans l’araméen des personnages en question, avec les réactions et les remarques révélant la spiritualité qui étaient celle des croyants des décennies 80 à 90 de notre ère, c’est-à-dire un demi-siècle après les événements rapportés.
Les 6 personnages que Bruno Gaudelet a choisis – Pierre, Marie-Madeleine, Thomas, Nicodème, Paul et Jésus lui-même – prononcent le plus souvent les mots mêmes des textes évangéliques, y ajoutent – ou est-ce l’auteur qui les leur attribue ? – des commentaires tirés d’autres passages du Nouveau Testament qui semblent, en effet, parfaitement plausibles.
L’ensemble est, sous la forme plaisante d’un récit, une véritable instruction religieuse que l’on n’a aucune peine à suivre et qui nous réjouit tout en nous réconfortant.
Pasteur Gilles Castelnau