« Vivre, ici et maintenant », par Laurent Condamy

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« Vivre, ici et maintenant », par Laurent Condamy

                                                    Frères et sœurs,

Au début de ce mois, nous avons fêté la Résurrection de Christ, relevé d’entre les morts. C’est là l’un des fondements de la foi qui est en nous, c’est là notre profonde espérance. Mais, dans ce temps de Pâques, nous sommes peu attardés sur la mort terrestre, la mort physique de Christ. Cette mort, nous la disons chaque dimanche, ne serait-ce que lorsque nous nous unissons en prière dans notre confession de foi.  

Au plan personnel, j’ai été récemment confronté à la mort, c’est-à-dire à la disparition physique, de l’un de mes proches dans le cercle familial ; début février, mon épouse a perdu sa mère. J’étais fort proche de ma belle-mère et elle-même avait pour moi une grande affection ; et puis, les familles étaient liées entre elles depuis plusieurs générations. Après le temps de la confrontation immédiate à l’annonce du départ d’une personne longtemps côtoyée, aimée, avec laquelle ont été partagés des moments de joie, de moments de tristesse aussi, vient le temps où l’on se souvient. Et, vous le savez tous, viennent aussi rapidement ces temps où il faut aussi se plonger dans les papiers du défunt, ces temps souvent remplis d’émotion lorsque l’on tombe sur des lettres, ou plus difficile encore, sur des photos. Alors on pleure ; on pleure sur celui qui est parti, on pleure sur ce caractère irrémédiable de la disparition de la personne aimée, sur ce temps qui a basculé, qui ne peut revenir que par le souvenir ; on pleure parce qu’on réalise alors qu’il est devenu matériellement impossible d’échanger, de poursuivre encore et encore la relation ; le champs des possibles est devenu impossible ; peut-être pleure t’on aussi sur soi ; car, brutalement, cette finitude que nous savons tous, qu’intellectuellement nous connaissons, eh bien ! là, elle survient, elle se rappelle à nous, matérielle, concrète.

Face à ce moment du deuil, nos réactions sont personnelles, contingentes ; il est certain que, dans nos civilisations occidentales, où l’espérance de vie ne cesse de croître, la mort d’une personne ayant atteint un certain âge nous semble, rationnellement, relever d’un certain ordre des choses ; à l’inverse, toujours dans notre actuelle civilisation, la survenance de la mort d’un être jeune – je n’évoque pas même ici la perte d’un enfant – est intolérable ; elle était cependant légion courante ne serait-ce qu’au début du XXe siècle, alors que la mortalité infantile était encore élevée.

La réception de la mort en chacun de nous est contingente, elle est liée à la personnalité de chacun. Mais il me semble que revient systématiquement cette constante du regard rétrospectif que nous jetons alors sur le temps passé ; le temps passé de celui qui nous a quittés, ce que nous savons ou avons perçu de sa vie, le temps passé de notre relation à lui. Je le disais tout à l’heure, le simple fait de retrouver des photos, remontant parfois à des années, nous amène bien souvent à nous exclamer : « Mais comme le temps a passé vite, j’ai l’impression que ceci date d’hier ! » …

Or il se trouve que, dans le temps même où je vivais ce deuil, j’avais renoué avec la lecture des philosophes grecs et romains, bien oubliés depuis la période où j’étai lycéen ; après Plutarque et La Sérénité intérieure, j’étais littéralement plongé dans Sénèque, ses Lettres à Lucilius et, après la Vie heureuse, son traité sur La Brièveté de la vie.

Et puis encore, toujours dans ce temps, mon attention fut attirée par une petite image, encadrée et que j’avais placée il y a bien longtemps à mon chevet ; faisant partie de l’environnement familier, quotidien, je n’y prêtais plus vraiment attention depuis longtemps. Cette petite image, je l’avais achetée en Suisse, à Zermatt très précisément, peut-être dans les années 80 : elle représente un petit chalet du Valais, un mazot, avec un paysage de sapins esquissé à l’arrière-plan et – on n’est pas en pays réformé pour rien – ce verset du livre d’Esaïe : « Cherchez l’Eternel pendant qu’il se trouve ; Invoquez-le, tandis qu’il est près ».

Tout ceci mis bout à bout, j’ai été alors amené à réfléchir sur ce temps, ce temps qui passe, ce temps qui coule, ce temps dont je saisissais, du fait de ce deuil, tout le poids.

Et ce sont, en partie, ces quelques réflexions que j’ai voulu partager avec vous ce matin, non seulement à la lumière de ce que j’ai lu dans La Brièveté de la vie de ce philosophe, mais aussi au regard d’un tout autre ouvrage, lu il y a assez longtemps, mais relu récemment, celui de la relation données de conférences inédites du théologien Jacques Elul, regroupées dans l’ouvrage intitulé Mort et espérance de la résurrection. Enfin, et je vais y revenir, les versets choisis dans le premier et le second Testament, ceux que nous avons lus tout à l’heure.

 Vous le voyez, il s’agit peut-être ce matin moins d’une prédication que d’une réflexion, d’une analyse un peu rétrospective, que j’ai souhaité partager avec vous.

Voici ce que je vous en propose, en deux temps :

1. En repartant du traité La Brièveté de la vie :

Ce court traité, écrit par Sénèque probablement vers 49 après J.C., est destiné à son beau-père, Paulinus. La langue est limpide, les phrases sont concises, percutantes ; elles vont droit au but ; j’ai retenu ces extraits, que je vous lis :

Au chapitre I, Sénèque écrit : « Oui, il en est ainsi : nous n’avons pas reçu une vie brève, mais nous la rendons brève ; pauvres, non, mais prodigues, voilà ce que nous sommes. Les ressources, fussent-elles immenses, royales, quand elles tombent aux mains d’un mauvais maître, sont dissipées en un instant, mais, même très modestes, quand elles sont confiées à un bon gardien, elles s’accroissent à mesure qu’il en fait usage : il en est ainsi de notre vie : elle s’étend loin pour qui en dispose bien » (4).

Un peu plus loin, au chapitre II : « … Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre, jamais votre fragilité ne vous vient à l’esprit. Vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé. Vous le perdez comme s’il coulait à flots, intarissable, tandis que ce jour, sacrifié à tel homme ou à telle occupation, est peut-être le dernier. Comme des mortels, vous craignez tout, mais comme des immortels, vous désirez tout. Tu entendras la plupart dire : « A cinquante ans, je prendrai ma retraite, ma soixantième année me délivrera de toute obligation ». Et de qui donc as-tu reçu la garantie d’une vie plus longue ? Qui permettra que tout se passe selon tes dispositions ? … Quel stupide oubli de la condition mortelle que de remettre à cinquante et soixante ans les saines résolutions et de vouloir commencer la vie à un âge auquel peu d’hommes parviennent ! » (4, 5).

Le temps qui passe est compté par celui qui n’est pas un sage, dans l’acception que lui donne Sénèque, comme quantité négligeable ; pourtant, Sénèque redit combien ce temps, impalpable, immatériel, possède en soi une valeur incalculable puisqu’il n’est pas renouvelable. Le philosophe énumère tous les comportements, tous les aveuglements qui sont les nôtres et qui nous font nous comporter en dissipateurs du temps, alors que nous devrions en disposer de manière presque parcimonieuse, l’économiser avec soin. Regarder le passé avec recul, habiter chaque jour le présent comme si chaque jour devait être le dernier de cette vie terrestre, au fond, ne pas différer de vivre. Ici et maintenant et c’est par cette exhortation qu’il conclut son traité : « C’est maintenant, tant que le sang est chaud, qu’il nous faut aller avec vigueur vers des horizons meilleurs. Dans ce genre de vie t’attendent une somme de bonnes disciplines, l’amour des vertus et leur pratique, l’oubli des passions, la science de la vie et de la mort, une profonde tranquillité » (chap. XIX 2).

Ici et maintenant, c’est-à-dire maintenant que nous sommes des êtres vivants.

Certes – et j’entends déjà vos objections – vous pensez peut-être : très bien, cela est bel et bien ; mais c’est de la philosophie, une philosophie stoïcienne, ancienne, dépassée.

Il me semble cependant que, dans une vision étroitement humaine, dans une sorte de regard rétrospectif sur soi et sa manière de vivre, il y a un enseignement. Cet enseignement est que ce n’est pas la vie elle-même qui est courte – et d’ailleurs à l’aune de quelle temporalité humaine pouvons-nous la juger telle ? – mais c’est bien par ce que nous en faisons, ce que nous en usons, que notre vie, le moment venu, nous apparaîtra comme ayant été courte ou longue.

J’entends encore une objection : voici une réflexion sur le temps, sur la brièveté de la vie. Mais quelle place a-t-elle ici ? Et que vient faire Sénèque, penseur certes, philosophe, mais enfin loin du christianisme, se référant aux dieux, paganiste ? A ceci, je vous répondrai que dès le Moyen Age, quelques auteurs ont voulu voir en Sénèque les prémices d’un chrétien, allant même jusqu’à argumenter sur une correspondance entre Sénèque et l’apôtre Paul, mythe qui sera rejeté par les humanistes du XVIe siècle.

Pour en venir au second temps de cette réflexion d’aujourd’hui, voici que je vous propose, de manière peut-être audacieuse, de vous rappeler en introduction de ce second temps une strophe d’un cantique que nous chantons souvent ; mais y prêtons-nous attention ? Vous connaissez tous « Confie à Dieu ta route », dont les paroles initiales furent écrites par le théologien Paul Gerhardt ; vous souvenez-vous de cet extrait de la troisième strophe ?

« Captif, pendant tes veilles, De vingt soins superflus, Bientôt tu t’émerveilles, De voir qu’ils ne sont plus ».

De fait, et ceci rend encore plus fondamental le temps mis à part chaque dimanche à l’écoute de la Parole, il faut bien reconnaître que nos vies s’encombrent souvent de mille riens, de mille inquiétudes alors que, bien souvent, avec la distance du temps, ce qui nous a ainsi tant préoccupés a été dépassé, surmonté. Rétrospectivement, et pour aller dans le sens de Sénèque, que de temps gaspillé, que d’énergie dépensée, en pure perte. Ce temps, qui est effectivement compté, nous le dépensons allègrement. Parmi les pièges qui jalonnent alors nos routes, celui de « l’autocentrisme », celui qui nous fait tourner en rond, celui qui ne nous ouvre en rien sur le monde qui nous entoure, celui où, finalement, nous mourrons chaque jour à petit feu.

Et pourtant, au regard des textes que nous avons lus, c’est bien ici et maintenant, parce que nous sommes des vivants, que nous pouvons agir, penser, transmettre, aimer. Au bénéfice immense du don de la vie qui nous a été donnée, c’est à nous qu’il appartient de répondre ; non pas pour mériter quoi que ce soit, mais bien parce que, par l’Esprit qui est en chacun de nous, par la foi, c’est à cette vie que nous sommes appelés, en plénitude, gratuitement.

Et voici donc le second temps de cette réflexion :

Dans le temps où j’ai relu ce traité de Sénèque, je revenais encore et encore sur ce livre « Mort et espérance de la résurrection » reprenant quelques conférences de Jacques Ellul ; professeur d’histoire du droit, sociologue, philosophe et théologien protestant, Jacques Ellul a revisité les textes bibliques principaux relatifs à la mort, donc à la vie. Dans ce recueil, certains passages m’ont particulièrement marqué et ce sont d’eux dont j’ai souhaité m’entretenir avec vous ce matin.

2. Le temps qui nous est imparti, en tant que chrétiens :

« Du fait de la mort, disparaissent pour l’homme un certain nombre de réalités et de possibilités. Tant que l’homme est vivant, il a devant lui des possibles. La mort achève et enlève ces possibles ». Un peu plus loin : « La Mort est très précisément la disparition de cette possibilité d’autonomie, et c’est également la perte de tout moyen d’action, de toute capacité à modifier ces échanges et le milieu. L’homme mort n’a plus aucune force, aucune autonomie, aucune capacité de décision ».

C’est en ce sens que le passage de Qohélet lu tout à l’heure peut se comprendre : « Pour tous les vivants, il y a une chose certaine : un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort ».  « Le chien, animal méprisé, mais encore doté de cette capacité [de vie], en face de l’animal noble mais dépouillé ». De vie, c’est-à-dire, même pour un chien, d’une capacité de choix, d’une autonomie, d’une possibilité de faire ou de ne pas faire ; alors que le lion mort, tout lion qu’il a été, n’est plus rien.

« Car les vivants savent qu’ils mourront ; mais les morts ne savent rien du tout ; pour eux, il n’y a plus de rétribution, puisque leur souvenir est oublié »

Ce qui pose alors notre relation à Dieu : « Le vivant, c’est celui qui a une autonomie par rapport à Dieu, … celui qui a donc cette aptitude à participer à l’intention de Dieu – à entrer dans son action, à vouloir ce que Dieu veut – ou bien aussi à s’opposer à la volonté de Dieu. … Mort, l’homme ne peut plus ni adhérer à la volonté de Dieu, ni s’y opposer. … Si Dieu ne veut agir que par l’intermédiaire des hommes, c’est l’homme vivant qui peut le servir », mais l’homme mort ne peut plus rien.

« Ce ne sont pas les morts qui louent le SEIGNEUR, eux qui tous descendent au Silence. 18 Mais nous, nous bénissons le SEIGNEUR, dès maintenant et pour toujours. » est-il dit au psaume 115 lu il y a quelques instants. Dieu est bien le Dieu des vivants, pas celui des morts.

« Tout ce que ta main se trouve capable de faire avec ta force, fais-le par tes propres forces ; car il n’y a ni œuvre, ni bilan, ni savoir, ni sagesse, dans le séjour des morts où tu t’en iras. » C’est donc maintenant que nous sommes appelés à vivre, à témoigner, à rendre grâce des bienfaits reçus. Morts, mort physiquement, nous ne pourrons plus rien, ni nous opposer, ni nous inscrire dans le plan de Dieu pour nous, ses enfants.

C’est aussi, de mon point de vue, en ce sens que nous pouvons faire nôtre ce passage de Matthieu :

 « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob. Dieu n’est pas Dieu des morts, mais des vivants ».

Vivants, c’est-à-dire doté d’un corps en interaction, et de cette parcelle d’Esprit qui nous anime.

Voici, chers frères et sœurs, ce que je voulais partager avec vous ce matin.

Oui, le SEIGNEUR est celui des vivants, maintenant et après. Cet après, je vous dirai encore que, pour le coup, ce n’est plus notre affaire. Au moment de notre mort physique, ce que nous croyons, c’est que cette parcelle d’Esprit qui a été mise en nous retournera au Père. Nous, nous aurons été au bénéfice de ce qu’Il nous a donné, nous aurons cru en sa Parole, été confiants en sa promesse ; nous aurons, à la mesure de nos possibilités et chacun comme il l’aura pu, été celles et ceux chargés de cette Parole, pour en vivre, pour la dire et pour tenter du mieux possible de la suivre ; pour le reste, nous croyons fermement que nous nous en remettons à Sa seule grâce.

Amen.