Faut-il corriger la sixième demande du Notre Père « ne nous soumets pas à la tentation » ?

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Exemple

Faut-il corriger la sixième demande du Notre Père « ne nous soumets pas à la tentation » ?

D’aucuns – notamment l’Église romaine – s’appuient sur le texte de Jacques 1.1315 « Dieu ne peut être tenté par le mal et ne tente-éprouve lui-même personne. » pour entreprendre la correction du Notre Père. C’est donc d’une certaine conception de Dieu que l’on part, et non du souci de traduire le texte précisément. Qu’en penser ? Regardons tout d’abord le sens des mots.


I. La sixième demande du Notre Père
(Matthieu 6.13 et Luc 11.4)

La sixième demande que nous trouvons en Luc et Mathieu se transcrit et se traduit ainsi au mot à mot :

KAI : et
MÈ : ne pas
EISENEGKES (verbe EISPHERO) : porter dans
EMAS : nous
EIS : dedans
PEIRASMON : tentation/épreuve


Le verbe EISPHERO signifie : « apporter, amener, introduire ». Il est composé à partir du préfixe « eis » qui se traduit par « en, dans, dedans, à, vers, envers, pour, parmi, entre », et du suffixe « phero » qui signifie « porter ».

Il faut noter ici que Dieu est « actif » dans le verset comme celui qui « porte dedans ». Le fidèle, lui, est « passif », il est celui qui est « porté dedans ». Cette remarque disqualifie la traduction : « ne nous laisse pas entrer en tentation » (et les formules analogues telle que : « ne nous laisse pas succomber à la tentation »), car ce serait plus Dieu, mais le fidèle qui serait actif dans la tentation. Dieu, lui, n’aurait plus que la tâche d’empêcher le croyant de mal tourner. Tout au contraire, le sens du verbe EISPHERO et la construction du verset signifie que c’est bien Dieu qui « porte » de façon active le fidèle passif « dans » la tentation.

Il faut s’y résoudre, la sixième demande du Notre Père doit être traduite, soit par : « ne nous mets pas à l’épreuve », soit par « ne nous tente pas ». Du coup, la traduction « ne nous soumets pas à la tentation ou à l’épreuve » n’est pas si mauvaise que cela.

II. Jacques 1.13-15 a la lumière de Jacques 1.2-4

La sixième demande du Notre Père contredit-elle ce que dit Jacques 1.13-15, à savoir : « Dieu ne tente personne » ?

Avant de soutenir ce point de vue, il faut au moins regarder ce que dit Jacques sur la « peirasmos » (tentation ou épreuve) au début de son premier chapitre versets 2-4 :

« 2 Mes frères, considérez comme un sujet de joie complète les diverses épreuves-tentations (peirasmos) que vous pouvez rencontrer, 3 sachant que la mise à l’épreuve (dokimion) de votre foi produit la patience. 4 Mais il faut que la patience accomplisse une œuvre parfaite, afin que vous soyez parfaits et accomplis, et qu’il ne vous manque rien. »

Nous voyons ici que Jacques est loin de rejeter la vieille croyance vétérotestamentaire selon laquelle Dieu met à l’épreuve ses fidèles pour parfaire leur foi ou leur vocation. Il faut donc déduire que la « peirasmos » (tentation, épreuve) dont il est question neuf versets plus loin aux versets 13-15, n’est pas du même ordre que la « peirasmos » des versets 2-4.

De quelle « peirasmos » Jacques parle-t-il en 1.13-15 ? Les versets 14-15 nous éclairent sans détour : « chacun est tenté ou éprouvé, parce que sa propre convoitise l›attire et le séduit. Puis la convoitise, lorsqu›elle a conçu, enfante le péché ». La « peirasmos » qu’évoquent les versets 13-15 est celle de la « convoitise ». Il ne s’agit nullement de la « peirasmos » dont parle Jacques 1.2-4 et la sixième demande du Notre Père, mais d’une tout autre expérience : celle de la tentation de la chair qui lutte contre l’esprit bien disposé (Mt 26.41).

Jacques est donc loin d’affirmer que Dieu ne tente personne au sens de la « mise à l’épreuve de la foi », il confirme au contraire aux versets 2-4, que Dieu y recourt pour forger la foi et la patience. Il n’est pas le seul auteur du Nouveau Testament à le dire d’ailleurs, 1 Pierre 1.6-7 et 1 Corinthiens 10.13 valorisent également la mise à l’épreuve des fidèles par Dieu.

Mais la palme en la matière revient surtout à Matthieu 4.1 et Luc 4.1 dont les auteurs assurent que Jésus lui-même, tel un héros du Premier Testament, fut emmené par l’Esprit à l’orée de son ministère dans le désert : « pour être tenté/éprouvé (peirastènai) par le diable. »

III. La croyance vétérotestamentaire


La mise à l’épreuve des héros bibliques comme Abraham, David, Job et d’Israël est liée dans la Bible au thème de la vocation. Trois mots hébreux sont couramment utilisés pour évoquer la mise à l’épreuve, le test de Dieu :


• Le terme « Bachan » (éprouver, discerner, sonder, tenter) revient 52 fois comme dans Job 23.10 : « Il sait néanmoins quelle voie j’ai suivie, et, s’il m’éprouvait (Bachan), je sortirais pur comme l’or. » Ps 7.9 : « toi qui sondes (Bachan) les cœurs et les reins, Dieu juste. » Prov 17.3 : « Le creuset est pour l’argent, et le fourneau pour l’or, mais celui qui éprouve (Bachan) les cœurs, c’est l’Éternel. »


• Le mot « chaqar » (examiner, sonder, reconnaître, vérifier, explorer, éprouver) revient 25 fois dans l’Ancien Testament. Par exemple au Ps 139.1 : « Éternel ! tu me sondes (Chaqar) et tu me connais. » Ou Jérémie 17.10 : « Moi, l’Éternel, j’éprouve (Chaqar) le cœur, je sonde les reins, pour rendre à chacun selon ses voies. »


• Le verbe «  Nacah  » (mettre à l’épreuve, tenter, éprouver) revient 30 fois dans l’AT. En Genèse 22.1 : «  Dieu mit (Nacah) Abraham à l’épreuve (Nacah). » En Exode 16.4 : « L’Éternel dit à Moïse : Voici, je ferai pleuvoir pour vous du pain, du haut des cieux. Le peuple sortira, et en ramassera, jour par jour, la quantité nécessaire, afin que je le mette à l’épreuve (Nacah), et que je voie s’il marchera, ou non, selon ma loi. » Ou Deut 8.2 : « Souviens-toi de tout le chemin que l’Éternel, ton Dieu, t’a fait faire pendant ces quarante années dans le désert, afin de t’humilier et de t’éprouver (Nacah), pour savoir quelles étaient les dispositions de ton coeur et si tu garderais ou non ses commandements. »


Dieu est-il, selon la Bible, aussi coupé du mal que le voudraient ceux qui prennent Jacques 1.13-15 pour fer de lance ?

Ce n’est pas ce que disent les textes de 1 Samuel qui lient les troubles pathologiques du roi Saül à un mauvais esprit « venant de l’Eternel » (1 Sa 16.14-23, 18.10, 19.9, idem en Juges 9.23, 1 Rois 22.20-23 et 2 Chroniques 18.20).

De même Exode 3.10-14 qui prétend que c’est « L’Éternel… qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle ». Ou Amos 3.6-8 qui assure qu’il n’y a pas de malheur qui arrive dans une ville « sans que l’Éternel en soit l’auteur » (idem Michée 1.12).

Ces textes choquants ont toujours été minimisés par les théologiens soucieux de théodicée, mais la tradition rabbinique, et Jean Calvin lui-même, n’ont jamais éprouvé de difficultés à considérer que Dieu est à l’origine du bien, mais aussi du mal puisqu’il est le Créateur d’un monde produisant l’un et l’autre. Luther évoquait pour sa part « l’œuvre de Dieu à main gauche ».


Conclusion

On peut discuter et critiquer le motif biblique de la mise à l’épreuve du fidèle par Dieu. Est-il compatible avec la conception du Père bienveillant que Jésus introduit dans l’évolution de la révélation monothéiste ?

Paul semble y avoir lui-même réfléchi, puisqu’il estime que Dieu ne permet pas que l’on soit tenté au-delà de ses forces, mais qu’avec la tentation, il donne aussi le moyen d’en sortir et de la supporter (1 Co 10.13).

Affirmer que Jésus fait aboutir la révélation de Dieu, c’est de facto affirmer que cette révélation est passée par différents stades qui ont été « dépassés » avec l’Évangile. C’est la raison pour laquelle on ne peut identifier l’ensemble de la Bible avec la révélation elle-même. Les écrits bibliques témoignent de l’état de la révélation à leur époque – et de tout ce qui faisait leur époque – mais ne s’identifient pas directement eux-mêmes avec la révélation. Celle-ci doit être dégagée des textes par l’analyse critique minutieuse et l’interprétation.

Le droit de discuter et de critiquer les textes et les croyances bibliques ne nous donne cependant pas le droit de faire dire aux textes autre chose que ce qu’ils disent.

Dans le cas de la sixième demande du Notre Père, la véritable question est : « puisque la mise à l’épreuve du fidèle est présentée dans les deux testaments comme un acte de passage éminent qui valide la foi et la vocation des héros bibliques, pourquoi le chrétien est-il encouragé à demander à Dieu de ne pas “le porter dans’’ la mise à l’épreuve de sa foi ? »

L’orientation confessante du Notre Père explique peut-être cela.

La prière de Jésus vise en effet l’engagement et le réengagement permanent du croyant par sa prière. Les trois premières demandes visent à ce que le priant s’engage à sanctifier le nom de Dieu dans sa vie, à accueillir le Règne de Dieu et à vivre selon sa volonté.

De même, la sixième demande « ne nous soumets pas à la tentation ou à l’épreuve » signifie : « je n’ai pas besoin que tu m’éprouves Ô Dieu pour voir si je suis fidèle, vois je m’engage par cette prière à la fidélité, je renouvelle mon engagement. » « Délivre-moi plutôt du mal qui me ferait dévier ou affecterait mon énergie pour le service de l’Évangile ».

Si tel est le sens de la sixième demande, convenons qu’il ne faut surtout pas succomber à la tentation de la corriger maladroitement.

Pasteur Bruno Gaudelet