Naufrage à Malte

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Naufrage à Malte

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Quand notre embarquement pour l’Italie eut été décidé, on remit Paul et quelques autres prisonniers à un centurion nommé Julius……. Nous avons débarqué à Mire….. Le centurion trouvant là un bateau d’Alexandrie en route pour l’Italie nous y a fait embarquer. Mais il devenait dangereux de naviguer puisque septembre était déjà passé…. la majorité fut cependant d’avis de reprendre la mer…..

Ayant donc levé l’encre, ils tentèrent d’aborder la côte de Crête. Mais un vent d’ouragan s’abattit sur eux. Le bateau fut emporté et nous allions à la dérive. On eut recours aux moyens de fortune : ceinturer le bateau de cordages …. Et filer l’ancre flottante. Le lendemain, comme nous étions toujours violemment secoués, on jetait du fret et le troisième jour, les matelots affalèrent du gréement. La tempête, d’une violence peu commune, demeurait dangereuse. Tout espoir d’être sauvés nous échappait désormais.
On n’avait plus rien mangé depuis longtemps et Paul leur dit …… « Je vous invite à garder courage car aucun d’entre vous n’y laissera sa vie, seul le bateau sera perdu. Cette nuit-même, un ange du Dieu auquel j’appartiens….. s’est présenté à moi et m’a dit : « Il faut que tu comparaisses devant l’empereur et Dieu t’accorde aussi la vie de tous tes compagnons de traversée. »
C’était la quatorzième nuit que nous dérivions sur l’Adriatique quand les marins, jetant la sonde, pressentaient l’approche d’une terre. ….. Comme ils avaient peur des récifs, ils cherchèrent à s’enfuir du bateau et mirent la chaloupe à la mer. Paul dit au centurion et aux soldats : « Si ces hommes ne restent pas à bord, vous ne pouvez être sauvés. » Les soldats ont alors coupé les filins de la chaloupe et l’ont laissé partir à vide.
En attendant, Paul engagea tout le monde à prendre de la nourriture. (Car ils n’avaient rien mangé depuis quatorze jours). Je vous engage à reprendre de la nourriture car il y va de votre salut…. Il prit du pain, rendit grâce à Dieu en présence de tous, le rompit et se mit à manger. Tous reprenant courage s’alimentèrent à leur tour.
Au total, nous étions 276 personnes à bord.

Une fois le jour venu, les marins distinguaient une plage et avaient l’intention d’y échouer le bateau. Ils ont filé les ancres par le bout…. tandis qu’ils larguaient les avirons de queue ; puis, hissant au vent la civadière, ils ont mis le cap sur la plage, mais y échouèrent le vaisseau sur un banc de sable. La proue resta enfoncée mais la poupe s’est disloquée par les coups de la mer. Les soldats eurent alors l’idée de tuer les prisonniers, de peur qu’ils ne s’échappent à la nage. Mais le centurion, décidé à sauver Paul, les empêcha d’exécuter leur projet. Il ordonna à ceux qui savaient nager de sauter les premiers et de gagner la terre. Les autres le feraient sur des planches ou des épaves du bateau. Et c’est ainsi que tous se sont retrouvés à terre sains et saufs. Une fois hors de danger, nous avons appris que l’ile s’appelait Malte.
Les autochtones nous ont témoignés une humanité peu ordinaire. Allumant un grand feu de bois, ils nous en ont fait approcher car la pluie s’était mise à tomber.

Voici un récit qui s’apparente davantage à un roman d’aventure qu’à une déclaration de foi ou à un traité théologique. Et Luc est étonnamment précis dans la description des problèmes de navigation et parait-il très compétent. Nous nous demandons donc pourquoi l’évangéliste nous raconte toute cette histoire et d’où il la tient et comment il peut être au courant de tant de détails. Nous nous demandons ce qu’il a derrière la tête, au delà du récit pathétique.

Le voyage a toujours fait partie de l’histoire biblique. Celle-ci est une longue errance à travers les pays plus ou moins hostiles, les déserts, les passages de rivières ou de mer. Errance souvent difficile et périlleuse, comme la quête de Dieu est difficile et périlleuse. C’est dans cette errance que Dieu parle, qu’il se fait connaître, qu’il donne sa loi, qu’il sauve. Le peuple de Dieu cherche sa voie à travers les terrains variés, faciles ou difficiles à traverser, terrains de la géographie, terrains de la démographie, terrains des civilisations, des idées et des différentes compréhensions de Dieu.

Le message de Jésus n’échappe pas à cette circulation des personnes et des idées. Jésus se déplace constamment dans toute la Galilée et la Judée et aussi la Samarie et les territoires bordant la Palestine. La Parole de Dieu fait circuler les hommes. Mais alors que Jésus reste principalement sur la terre d’Israël et termine son itinérance, condamné, à Jérusalem, centre du monde juif, Paul a l’ambition de rencontrer le monde entier pour le convertir et termine sa vie condamné à Rome, capitale de l’empire, centre du monde profane d’alors.

Ainsi le mouvement des idées, la propagation de la Parole, est inséparable du mouvement des hommes. Le christianisme s’est développé en se déplaçant dans l’espace disponible, grâce à tous ces prédicateurs itinérants, dont Paul était un illustre représentant, et qui parcouraient le monde connu, au péril de leur vie. Dans ce récit, ou la tempête s’acharne contre ces pauvres 276 naufragés, on devine que les idées et la bonne parole de Dieu vont s’acharner aussi sur les victimes de ce drame.

Le thème des grands voyages n’est d’ailleurs pas propre à la culture biblique. Dans le monde grec, les voyages, qu’ils soient d’Ulysse ou de héros moins connus, sont une manière de s’ouvrir au monde, de faire se rencontrer les cultures, et aussi de s’expliquer sur des sujets plus spirituels à travers le double langage de la métaphore, qui est une façon d’utiliser des mots concrets pour expliquer des réalités plus abstraites Par exemple, il faut bien réaliser que le sauvetage au centre de ce récit s’exprime par le même mot en grec que le salut. Sotéria. Nous sommes sur l’eau, certes, mais aussi sur une autre surface au dessus d’un monde maléfique qui voudrait nous engloutir. Il est donc question ici d’être sauvé des eaux et aussi d’être sauvé d’une perdition peut être plus terrible. On pourrait dire que cette histoire est une fable, le petit monde du bateau ayant quelque chose à voir avec le grand monde de l’Empire.

C’est le dernier voyage de l’apôtre Paul qui doit le conduire à Rome. Résumons les faits d’après le livre des Actes des Apôtres qui est notre unique source : Paul va à Jérusalem remettre la collecte faite en Asie Mineure pour l’Église de cette ville qui est assez pauvre. Mais il est inquiet car les juifs lui créent de plus en plus d’embûches et il craint que quelque chose de grave ne lui arrive. Effectivement, arrivé à Jérusalem, les juifs s’emparent de lui, la foule veut le tuer. Il comparait devant le Sanhédrin, puis devant le gouverneur Félix à Césarée, où il reste deux ans prisonnier. Félix est remplacé par Festus à qui Paul demande d’être jugé à Rome, étant citoyen romain ; ce qui lui fut accordé. Et c’est donc prisonnier que Paul effectue ce voyage jusqu’à Rome mais dans un premier temps jusqu’à Malte puisque la tempête l’a empêché d’aller plus loin.

Il doit se trouver dans ce bateau qui va de Crète à Rome des passagers de toutes les Nations, quelques juifs, mais surtout des païens, des Grecs, des Romains et autres. Et puis une population de matelots, égyptiens peut-être puisque le navire bat pavillon d’Alexandrie. Enfin des soldats de l’armée romaine chargés de surveiller les prisonniers conduits à Rome pour être jugés, dont Paul. Donc une société très cosmopolite, pas spécialement juive, encore moins chrétienne, représentant les citoyens du monde d’alors, réunis pour vivre ensemble leur perdition ou leur salut. Tous dans le même bateau, comme l’on dit encore aujourd’hui.

Que font tous ces hommes pendant que la tempête se déchaine ? Paul les invite à prendre de la nourriture, ce qu’ils n’ont pas fait depuis quatorze jours, atteints sans doute par un fort mal de mer. L’apôtre montre l’exemple, et suivant la coutume juive, rend grâce à Dieu et rompt le pain. Mais deux incidents, qui auraient pu être dramatiques, encadrent cette prise de nourriture. Ils ne sont pas racontés au hasard et, à mon sens, ils portent avec eux cette Parole évangélique qui heurte le bateau en même temps que la tempête.

Le premier incident provient de ce que les matelots ont mis la chaloupe à la mer pour s’enfuir et rejoindre rapidement la terre ferme, abandonnant tous les passagers à la dérive. Débrouillez-vous sans nous. Nous vous laissons tomber, il est grand temps de ne penser plus qu’à nous-mêmes et de nous sauver tous seuls, au sens propre et au sens figuré. Heureusement, Paul aperçoit le subterfuge et demande aux soldats d’intervenir. Ceux-ci larguent la chaloupe au large pour qu’elle ne puisse plus être utilisée. Paul est prisonnier, mais il apparaît comme le sauveur. « Si ces hommes ne restent pas dans le navire, dit-il aux soldats, vous ne pouvez être sauvés » Ce qui est l’évidence même: comment sauver un bateau en perdition sans un seul homme d’équipage à bord ? Le salut est collectif. Nous sommes tous dans le même bateau. Ceux qui veulent se sauver tous seuls seront perdus et perdront tous les autres. Cela était vrai il y a deux milles ans et cela est encore vrai aujourd’hui. Ce bateau, et tour ce qu’il s’y passe, ressemblent étrangement à notre société. Sans la solidarité, sans le sentiment que chacun a une responsabilité vis-à-vis des autres qui dépasse son propre sort, le monde va à la dérive, comme nous le voyons bien aujourd’hui.

Le second incident, après le repas, provient des soldats qui veulent tuer tous les prisonniers avant de rejoindre eux-mêmes le rivage à la nage, de peur que les prisonniers profitent de cette nage forcée pour s’échapper. Ces soldats veulent supprimer les plus vulnérables, les plus fragiles, ceux qui ont des difficultés à être reconnus, respectés. Supprimons-les. Nous serons plus tranquilles. Supprimons ceux qui nous posent problème, ils n’avaient qu’à pas être prisonnier, ils n’avaient qu’à pas faire quelque chose de mal. Le centurion Julius dit non, parce qu’il a de l’estime pour Paul et ne veut pas qu’il soit tué. Le sauvetage vient cette fois-ci d’un païen, mais séduit par le personnage, et sans doute par le discours, de l’apôtre.

Vous avez bien remarqué que, si les soldats craignent que les prisonniers s’évadent, c’est parce qu’il n’y a plus de chaloupe et qu’il faut gagner le rivage à la nage. Et s’il n’y a plus de chaloupe, c’est parce qu’il fallait empêcher les matelots de se sauver tous seuls. Autrement dit l’égoïsme des uns a failli avoir par ricochet des répercussions dramatiques sur le sort de ces malheureux prisonniers.

Dans cette communauté en perdition, le salut est possible si personne ne cherche à se sauver soi-même et si les plus fragiles ne sont pas sacrifiés. Cette conclusion n’a pas perdu de son actualité.

Finalement, le bateau s’échoue et se délite en morceaux. Sans chaloupe, tout le monde rejoint l’ile à la nage dans un sauve-qui-peut général. Ceux qui ne savent pas nager s’accrochent aux planches détachées du bateau.

Et tout le monde est sauvé, juifs et Grecs, croyants et incroyants, prisonniers et homme libres, soldats et civils, matelots et passagers. Et ce sont les barbares, ceux qui ne parlent même pas le grec et habitent l’ile de Malte qui ont recueillis les 276 passagers, avec une humanité peu commune, nous dit le texte, réchauffant tout le monde autour d’un grand feu.

Ceux qui ont déraillés, ce sont ceux qui avaient du pouvoir, le pouvoir de faire marcher le bateau, les matelots ; le pouvoir de faire marcher la société, les soldats. Mais le salut vient de ce petit Paul, qui n’a aucun pouvoir, qui n’est rien qu’un prisonnier parmi d’autres mais qui parle, comme il le dit lui-même, au nom du Dieu auquel il appartient et en disciple de ce Jésus qui lui a montré la considération que l’on doit à ceux qui vivent avec nous. Ce sont finalement ces sentiments d’humanité qui ont suffisamment de force en eux-mêmes pour s’opposer aux pouvoirs égoïstes et destructeurs qui voudraient engloutir tout le monde.

A cette époque, comme aujourd’hui, le message chrétien n’est qu’une parole sans pouvoir. Mais cette parole de sagesse, en ne voulant sacrifier personne, même quand tout va mal, est une force de salut pour tous, car il faut bien reconnaître que notre monde ne va pas tellement mieux aujourd’hui que ce bateau qui s’est échoué, mais dont tous les occupants furent finalement réconfortés, sains et saufs, autour d’un bon feu de bois.

Henri Persoz